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brillante à conquérir, tels étaient les avantages qui (levaient l’attirer tôt ou tard chez les despotes si délicats, si raffinés et si corrompus auxquels obéissaient alors la plupart des états de l’Italie. Et puis il y avait autre chose encore : Léonard, ne l’oublions pas, n’avait point de famille; les mariages successifs de son père, la naissance de nombreux frères et sœurs, ne tardèrent pas à l’exiler définitivement de la demeure qu’il avait pu par instans considérer comme la maison paternelle. Et partout, au milieu de ses concitoyens, cette tache sur son nom, ces sourires ironiques quand il se présentait dans une société... A l’étranger, du moins, on ne lui reprocherait pas sans cesse l’illégitimité de sa naissance, et ce pour un bon motif, c’est qu’on l’ignorait.

Je serais assez tenté de croire que ce qu’il y a eu de bizarre, parfois d’extravagant, dans la conduire de Léonard, ses charges, son luxe, procédaient du besoin de se mettre en dehors et au-dessus des habitudes de son entourage, habitudes qui lui faisaient à tout instant expier une faute qui n’était pas la sienne. Loin de subir cette humiliation et de souffrir en silence, il jeta un défi à l’opinion publique, et ne pouvant être le plus considéré, il voulut être le plus spirituel et le plus brillant.

En résumé, malgré le mystère qui plane sur les débuts de Léonard, on est en droit de déclarer qu’à une époque où les autres artistes cherchent encore leur voie, le jeune peintre de Vinci avait déjà son style à lui, ce style auquel la postérité n’a pu mieux faire que de donner le nom de son inventeur. L’enseignement a peu de prise sur des natures aussi profondément originales, et Léonard, somme toute, n’a pu, tout comme Michel-Ange, recevoir de son maître que des indications très générales, ou peut-être encore la révélation de quelques procédés techniques. Si néanmoins ses débuts n’ont pas eu le retentissement de ceux de Michel-Ange, cela tient à la différence fondamentale de leur génie. Léonard, l’artiste essentiellement chercheur, indécis et ondoyant, poursuivait une infinité de problèmes à la fois, s’intéressant autant aux procédés d’acheminement qu’au résultat même. Michel-Ange, au contraire, ne frappait qu’un coup, mais c’était le coup décisif, et la conviction arrêtée dès le principe dans son esprit, il la faisait partager sans peine aux spectateurs. Des ouvrages comme les siens, violens et concrets, sont plus propres à impressionner la foule. Aussi, tandis que le Buonarotti, dès ses débuts, compta pour admirateurs tous les Florentins, Léonard, apprécié seulement de quelques délicats, se vit-il forcé de chercher fortune au loin. Il n’a pas eu à le regretter pour sa gloire, mais Florence y a certainement perdu un titre d’honneur.


EUGENE MÜNTZ.