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leur rendait la liberté. Un contemporain de Léonard, Andréa Corsali, écrivait en 1515 à Julien de Médicis, du fond de l’Inde, que, pas plus que il nostro Leonardo da Vinci, les habitans de ces régions ne permettaient de faire du mal à un être animé. Ce besoin d’affection, cette libéralité, cette habitude de considérer ses élèves comme sa famille, sont autant de traits qui rapprochent Léonard et Raphaël, autant de traits qui les différencient de Michel-Ange, l’artiste misanthrope, solitaire, ennemi des fêtes et des plaisirs. Au point de vue de la conduite d’une carrière, Raphaël, au contraire, se rapproche de Michel-Ange bien plus que de Léonard. Celui-ci représente l’insouciance, le laisser-aller : Raphaël, au contraire, prépare avec un soin extrême son avenir ; à la fois laborieux et habile, il s’occupe de bonne heure de jeter les bases de sa fortune, tandis que Léonard vit au jour le jour, et subordonne sa vie aux exigences de la science.

L’enfant, — et sur ce point nous n’hésiterons pas à ajouter foi au témoignage de Vasari, — l’enfant montra dès le début une envie démesurée, parfois même désordonnée, de tout apprendre ; il aurait fait les plus grands progrès, n’eût été l’instabilité de son humeur : il commençait avec ardeur à étudier une science après l’autre, allait du premier bond au cœur des questions, mais abandonnait avec la même facilité le travail commencé. Dans le peu de mois qu’il consacra à l’arithmétique, ou plutôt aux mathématiques, il y acquit de telles connaissances, qu’atout instant il confondait son maître, le mettait à quia. La musique ne l’attira pas moins, il excella surtout dans le maniement du luth ; cet instrument lui servit plus tard pour accompagner les chants qu’il improvisait. Bref, comme un autre Faust, il voulut parcourir le vaste cycle des connaissances humaines et, non content de s’être assimilé les inventions acquises par ses contemporains, s’attaquer directement à la nature pour reculer le champ de la science. Malgré cette universalité précoce, ce qui le passionna au-delà de toute expression, ce furent les arts plastiques ; il mit la plus grande ardeur à dessiner et à modeler.

Comme chez tous les grands artistes, on trouve, au début de la carrière de Léonard, la légende du premier chef-d’œuvre : « Un fermier, nous raconte-t-on, avait prié ser Piero da Vinci de faire décorer à Florence une rondache qu’il avait fabriquée du bois d’un figuier de sa terre ; ser Piero chargea son fils d’y peindre quelque chose, sans lui dire d’où elle venait. Léonard, voyant qu’elle était tordue et grossièrement travaillée, la redressa au feu et la donna à un tourneur pour la dégrossir et la polir. Après l’avoir enduite de plâtre et arrangée à sa façon, il se mit à réfléchir au sujet qu’il pourrait y représenter, quelque sujet de nature à effrayer ceux qui attaqueraient le possesseur de cette arme, et à produire l’effet de