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la manœuvre de l’ennemi. Je dis à M. Roussin, commandant de la batterie, de faire mettre tout le monde aux pièces de bâbord. Malheureusement, il n’y eut qu’une partie de cet ordre qui put être exécutée : la manœuvre des voiles ne put être faite ; tous les bras de tribord étaient rompus. Les gabiers me prévinrent en même temps que cinq grands haubans étaient coupés à bâbord. Il y en avait également deux de moins au mât d’artimon. Ces avaries rendaient impossible l’exécution de l’ordre donné de tenir le vent. Je pris donc le parti de rester comme j’étais auparavant et de courir vent arrière, pour laisser aux gabiers le temps de repasser les bras. »

Les gabiers ! c’est par eux, plus encore que par les canonniers, que nous péchions. Les meilleurs peuplaient les pontons : ils s’étaient fait prendre sur les corsaires. Que de fois j’ai entendu mon père, j’ai entendu l’amiral Lalande, maudire ces expéditions d’aventure qui épuisaient les dernières ressources de notre inscription maritime, la plus belle pépinière d’hommes de mer que nation moderne ait jamais possédée ! Ce précieux legs de la monarchie s’en allait en détail, sans profit pour personne, pas plus pour les corsaires eux-mêmes que pour l’état. Il n’y a pas à le nier : un navire sans mâture est un navire perdu. L’ennemi peut tourner autour de lui tout à son aise et l’accabler de projectiles, pendant qu’il n’aura pas une pièce en mesure de répondre. On comprend donc fort bien l’inquiétude du lieutenant Duburquois lorsqu’il apprit que ses mâts chancelans n’étaient plus soutenus que par l’appui précaire d’un ou deux haubans. La manœuvre qu’il commanda était tout indiquée : on en imaginerait difficilement une autre. Nous avions eu un instant la victoire dans les mains : l’occasion fut manquée, quand le commandant Motard crut devoir augmenter sa distance. Il n’était pas aisé de la ressaisir.

« L’ennemi, nous apprend le commandant intérimaire de la Sémillante, avait achevé son mouvement, sans essayer cependant d’en profiter. Il tenait le vent. Bientôt il ne tira plus. Quelques minutes avant neuf heures, nous étions hors de portée. Nous cessâmes le feu de nos canons de retraite. » Les Anglais ont également constaté cette phase importante de l’engagement; seulement, ils l’ont reportée à dix heures du soir. « A minuit, nous apprend William James, les deux frégates étaient à 1 mille 1/2 l’une de l’autre. L’équipage anglais dormit aux postes de combat. »

Le lieutenant de vaisseau Duburquois ne pouvait se dissimuler la gravité de la situation. « Je profitai, dit-il, de ce moment de relâche pour connaître nos avaries et les réparer. Je fis monter deux hommes de chaque pièce, afin qu’ils vinssent en aide aux gabiers. J’ordonnai en même temps aux différens maîtres de s’occuper chacun de son détail et de me rendre compte immédiatement du dommage