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la nuit. On fit les rôles de quart et de combat, et chacun fut mis à son poste. »

Arrêtons-nous un instant sur ce dernier détail : on fit les rôles de quart et de combat! Combien de navires, sous la république et le premier empire, ont combattu sans avoir pris ce soin! Un ordre prodigieux, une méthode sans rivale président aujourd’hui à nos armemens. Il nous a fallu de dures leçons, l’entretien permanent d’une partie de nos forces navales à la mer, pour en arriver là. Deux officiers, si mes souvenirs sont fidèles, le lieutenant de vaisseau Tabuteau et le capitaine de frégate de Gueydon, ont pu s’attribuer, à un titre presque égal, le mérite d’avoir simplifié la tâche du « lieutenant en pied » par un ingénieux système de numérotage. Ils nous ont rendu là un éminent service. La machine humaine, à bord de nos vaisseaux, fonctionne aujourd’hui avec autant d’aisance, avec autant de régularité que les muscles de fer qui travaillent au fond de la cale. On n’attend plus la sortie du port pour dresser les rôles de quart et les rôles de combat, a On ne passe plus aux billets. » Chaque matelot, le jour même où il embarque, apprend, par le numéro même qui lui est assigné, « le plat » auquel il appartient, le canot qu’il doit armer, la pièce qu’il est appelé à servir, la voile qu’il ira serrer. Tous ses postes sont contenus dans un seul chiffre. N’est-ce pas d’une simplicité vraiment admirable? Les officiers de ma génération ont tous entendu parler des « sauvages » d’un vaisseau que je ne veux pas nommer. Ces sauvages étaient des matelots qui, à la faveur du désordre, étaient parvenus à se dérober à tout service. On prétendait qu’ils se cachaient de jour dans les plus ténébreux asiles du navire, se glissant entre les câbles, se tapissant au milieu des futailles, ne sortant de leurs cavernes que la nuit pour chercher leur subsistance parmi les débris restés au fond des gamelles. Et sous les hamacs qui formaient une masse compacte pendue aux crocs des batteries, on entendait parfois rouler les boulets que les insoumis jetaient à travers les jambes du capitaine d’armes, occupé à faire sa ronde inutile pour saisir au passage quelque délinquant. Smollett nous a montré, dans son Roderick Random, que les vaisseaux anglais, au cours du XVIIIe siècle, n’avaient pas à se glorifier d’une meilleure tenue : d’étranges choses se passaient dans le royaume souterrain des caliers ; la philosophie des capitaines n’en soupçonnait guère les abus. J’ai vu moi-même, à l’époque où je débutai dans la carrière, le branle-bas du soir s’opérer sous les volées de coups de poing des aspirans. Les crocs des batteries n’étaient pas numérotés ; il n’y en avait même pas pour tout le monde : aussi les hommes se bousculaient-ils dans les échelles des écoutilles pour