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le chemin de l’hôpital. On se flatte de dormir en paix quand on aura déployé « ses filets Bullivan. » Ce sont là des illusions qui ne tiendront pas contre la première panique. Il est de règle à la guerre qu’il faut reculer son camp hors de la portée du canon ennemi : on ne dort pas sous les obus. Dormira-t-on mieux sous la menace incessante d’une insulte de canonnières, d’une attaque à fond de torpilleurs? J’ai fait quelques blocus en ma vie : je féliciterai nos futurs commandans, s’il est vrai que le temps des blocus soit définitivement passé. Je ne connais pas d’opération plus anxieuse et plus assujettissante. Nos soucis, je le sais, ne sont pas pris au sérieux par ceux qui les ignorent. Ce sont ces soucis, cependant, qui nous façonnent de bonne heure à l’épreuve de la responsabilité. Le rôle si honorable qu’ont joué pendant la dernière guerre nos marins débarqués s’expliquerait mal si l’on oubliait à quelle école la marine les avait formés. Noble profession où l’âme à son insu grandit, tu es bien digne de l’amour que tu sais inspirer à tes adeptes ! Un homme qui a tenu vingt fois la vie de tout un équipage dans ses mains connaît peut-être mieux qu’un autre ce que vaut la joie intense d’avoir discerné, dans une circonstance critique, la voie du salut. Je vais dire une énormité : quand je lis dans Cooper ce magnifique épisode du passage de la frégate américaine sauvée par Paul Jones, dans le Devil’s Grip[1], je me prends involontairement à songer que, si j’avais un pareil exploit maritime à mon dossier, je n’échangerais pas ma gloire pour celle du vainqueur d’Austerlitz. Allez donc faire comprendre de pareilles aberrations à des landmen ! Les marins d’aujourd’hui eux-mêmes ne les comprennent peut-être déjà plus.


VII.

Ce fut au Grand-Port que l’enseigne de vaisseau Roussin et l’enseigne de vaisseau Baudin se rencontrèrent. Une chance heureuse les réunit sur la Sémillante[2]. Quel état-major le capitaine Motard allait avoir! Peu de commandans ont eu la bonne fortune d’être aussi bien entourés : peu d’officiers, ajoutons-le, — car ce

  1. Un transfuge écossais, le fameux Paul Jones, forma, dit-on, le projet, au début de la guerre de 1778, d’enlever, pendant qu’il était aux eaux de Bath, le roi George III d’Angleterre, Cooper a fait de cette aventure, qui, disons-le bien vite, n’aboutit pas, la base d’un merveilleux roman maritime : le Pilote. Je ne sais s’il existe une traduction bien exacte du livre de Cooper. J’engage tous ceux qui ont quelque connaissance de l’anglais à le lire dans le texte original. Cette attrayante lecture est un vrai régal de marin.
  2. Voyez, dans la Revue du 1er février 1886, l’article intitulé : la Marine de 1812, p, 608.