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Désespéré à la vue d’un engagement qui va décider du sort de ses vaisseaux sans qu’il intervienne, le capitaine Lind s’est jeté dans une légère embarcation du pays ; il parvient, au risque de sombrer vingt fois dans les brisans. à franchir la barre. Il la franchit avant que le Centurion ait été absorbé par la vague, qui déploie en grondant ses blancs rouleaux sur la plage. Dès qu’il a repris le commandement. il donne l’ordre de mouiller : l’ancre tombe par six brasses de fond, à un mille et demi au nord-est de la ville. Pour aller chercher le vaisseau anglais dans cette position, pour le prolonger vergue à vergue, il eût fallu ne pas être arrêté par la crainte d’un échouage. Le tirant d’eau d’un vaisseau de 74 devient inquiétant, quand la sonde ne rapporte plus que six ou sept brasses, quand on voit surtout le fond monter rapidement. Les grands tirans d’eau sont les pires ennemis de l’audace. Que sera-ce quand il faudra mettre au jeu des vaisseaux d’une valeur de 20 millions de francs ! L’amiral prit le parti de mouiller par le travers du vaisseau anglais. Il le combattit embossé pendant environ un quart d’heure, mais à grande portée de canon, à la distance de neuf ou dix encablures. Son gréement délabré prouvait cependant que le tir de l’ennemi n’était pas tout à fait inefficace. Qu’un mât tombât, le Marengo demeurait exposé aux attaques de toute une division anglaise, car les divisions, quand la côte en est semée, accourent facilement au bruit d’une artillerie qui éveille des échos à dix et quinze lieues de distance. Linois jugea prudent d’opérer sa retraite, pendant que la retraite demeurait encore praticable. Il fit amariner la Princesse-Charlotte. donna l’ordre de filer le câble par le bout, hissa son foc et, suivi des deux frégates qui avaient combattu sous voiles, tira au large. L’Atalante comptait douze hommes hors de combat : le Marengo trois.

La Princesse-Charlotte n’était pas, après tout, un trophée à dédaigner. Sans doute il eût mieux valu prendre ou détruire un vaisseau de guerre ; mais ce n’eût plus alors été la guerre de course, c’eût été la guerre qu’on jugeait interdite à nos forces navales toujours insuffisantes. La guerre de course consiste avant tout à faire du butin. Du reste, au moment où le Marengo appareillait, un boulet venait de couper le câble du vaisseau anglais ; la houle emportait rapidement le Centurion vers la côte : il semblait qu’il dût, en quelques minutes, rencontrer la ligne des brisans ; l’amiral Linois avait, jusqu’à un certain point, le droit de le considérer comme un vaisseau perdu. On peut être un très grand homme de guerre sans être un casse-cou. Toute la carrière de l’amiral Linois dénote un sentiment très vif de la responsabilité, en même temps qu’une ténacité indomptable, quand les événemens l’ont, malgré lui, acculé à la défensive. L’escadre de l’amiral Warren apprendra, dans la nuit du