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mille hommes sur le Rhin à la fin du mois… Envoyez-moi une armée en Saxe… Gagnez- moi la cour de Russie bien vite. »

Chambrier, à sa première audience, reçut en plein visage, mais sans trop s’en émouvoir, ces éclats d’une colère trop tardive et trop plaintive pour être bien effrayante. — « Quel besoin, lui dit vivement d’Argenson, le roi de Prusse, s’il est victorieux, a-t-il de nos troupes en Saxe ? Comment les ferai-je passer ? Par quel chemin ? Puis-je les faire voler comme des oiseaux ? Souffrez, monsieur, que je vous dise qu’un allié doit proposer et non exiger, mesurer ses desseins à la possibilité des choses, ne pas affecter d’ignorer ce que tout le monde connaît, et communiquer ses propres desseins au lieu de se borner à diriger ceux des autres… Et parmi tant de questions, comment la principale échapperait-elle ? Vous me dites bien que le roi de Prusse ne manquera pas au roi, et que la bataille de Sohr vient d’en donner la preuve. Mais cela répond-il à tout ? cela dissipe-t-il tous les nuages ? Qu’est-ce que cette notoriété publique qui assure qu’il y a un traité signé, le 26 août, entre le roi de Prusse et l’Angleterre ? .. Des copies en courent partout, et le seul éclaircissement que vous nous donniez sur ce fait, depuis deux mois qu’on le soupçonne, ce sont des inductions tirées de vos bonnes intentions personnelles. »

Chambrier, qui n’avait effectivement ni la possibilité de tout nier, ni l’autorisation de tout confesser, se retira en balbutiant de vagues excuses. Mais, dans un post-scriptum joint à la dépêche où il rendait compte de cet entretien, il avertissait son maître que, sauf d’Argenson, tous les ministres tenaient son arrangement avec l’Angleterre pour avéré, et, loin de s’en inquiéter, paraissaient en prendre leur parti et dire qu’on ferait bien les affaires sans lui. Le cardinal de Tencin, en particulier, répétait que la bonne foi, comme toutes les autres vertus, avait ses bornes au-delà desquelles elle n’était plus que faiblesse et duperie[1].

Frédéric comprit alors qu’un plus long déguisement était inutile, et que, surtout sur un esprit droit et honnête comme celui de d’Argenson, une apparente franchise serait de meilleur effet. Podewils eut donc enfin la permission (qu’il avait déjà sollicitée plusieurs fois) de convenir avec Valori de la réalité de la convention de Hanovre, et de lui en communiquer, sinon le texte, au moins les dispositions principales. L’aveu fut naturellement précédé des récriminations habituelles sur l’abandon dont la France avait payé

  1. D’Argenson à Valori, 11 et 19 octobre ; — Chambrier à Frédéric, 22 octobre 1745. — J’ai dû combiner ces deux récits du même entretien, qui ne diffèrent que par certains détails. — (Ministère des affaires étrangères.)