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reproduire avec tout l’appareil de la force publique, dans le comté de Limerick, les exécutions ou les expéditions impitoyables connues sous le nom d’évictions. La police, mise en campagne, a jeté hors de leur dernier asile des fermiers sans ressources, des femmes avec leur cortège de petits enfans demi-nus, jusqu’à une septuagénaire infirme qui a été brutalement transportée hors d’une demeure occupée par sa famille depuis deux siècles. Par une triste fatalité, ces scènes au moins malheureuses ont coïncidé avec la proclamation contre la Ligue, avec les poursuites dirigées contre un député irlandais, M. O’Brien, et ont été le signal d’une recrudescence d’agitation. Les chefs de la ligue ont décidé aussitôt de réunir un immense meeting de protestation. Le gouvernement s’est hâté d’interdire le meeting. Les députés irlandais ont porté la question devant le parlement, répondant par des défis à ce qu’ils appelaient les provocations du ministère, déclarant qu’ils se réuniraient quand même, et voilà la guerre plus que jamais allumée : du premier coup, elle pouvait être sanglante !

C’est à Ballycoree ou dans une localité voisine, à Ennis, dans le comté de Clare, que le meeting devait se réunir. Au jour fixé, les chefs irlandais, le lord-maire de Dublin, M. Sullivan, des députés, M. Dillon, M. William O’Brien, M. Cox, ont été exacts au rendez-vous ; ils étaient même accompagnés d’un député anglais, M. Stanhope, qui est le frère d’un des secrétaires d’état et n’est pas moins un ardent partisan du home-rule. Des milliers d’Irlandais avaient répondu à l’appel. Le gouvernement, de son côté, avait pris ses mesures et avait envoyé, avec une police nombreuse, des forces de cavalerie sous les ordres du colonel Turner. On était en présence, un conflit pouvait éclater d’un instant à l’autre entre la force publique et la multitude excitée ; mais ici s’est produite une particularité curieuse, qui ressemble à une ruse de guerre. Tandis que le colonel Turner et la police occupaient Ballycoree où le meeting devait d’abord se tenir, les chefs nationalistes, M. Sullivan, M. Dillon, M. O’Brien, M. Stanhope, restaient à quelque distance, à Ennis, rassemblant autour d’eux leurs partisans, passionnant la foule par leurs discours. Ce n’est qu’après un peu de temps que le colonel Turner, averti de ce qui se passait, a pu se rendre à Ennis pour disperser le meeting. Les chefs irlandais, sans opposer de résistance, se sont bornés à remettre au chef de la force armée leurs protestations, et on s’est retiré satisfait de part et d’autre, les uns parce qu’ils s’étaient réunis quand même ; les autres parce qu’ils avaient dispersé la foule. Tout s’est passé ainsi assez heureusement, au moins sans choc sanglant. C’est bon pour une fois, mais ce n’est là évidemment que le premier acte du drame, le commencement d’une lutte où le ministère de lord Salisbury est exposé à épuiser ses forces sans honneur pour lui-même, sans profit pour la nation anglaise, qui, à chaque élection nouvelle, se montre de plus en plus partagée. On dispersera