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l’oraison en commun. La tradition a respecté jusqu’à nos jours cette forme classique de l’oratorio. M. Massenet le premier s’en est écarté dans sa Marie-Magdeleine, véritable drame sacré, tout en action et sans récits, que certains scrupules empêchent seuls de représenter.

Devant la Passion de Bach comme toujours devant le maître d’Eisenach, on éprouve une sorte de crainte révérencielle. Du haut de cette œuvre, autant de siècles déjà semblent nous regarder que du haut de la pyramide égyptienne. Comme celle-ci, la Passion est colossale. Sous le revêtement qui s’écaille, sous l’instrumentation vieillie et les formules usées, ressortent encore les assises énormes, les degrés trop hauts pour nous et l’ossature prodigieuse. Ne fût-ce que par sa masse, une œuvre pareille vivra ; peut-être sur des ruines plus touchantes que sa propre durée, mais elle vivra, et, vint-elle à s’écrouler, un de ses débris suffirait encore à témoigner d’elle, et presque à la reconstituer. En elle, tout se tient et se commande comme dans une figure géométrique. Les idées y ont une rectitude linéaire ; les développemens y ressemblent à des progressions mathématiques ; rien n’y cède à la fantaisie, à l’heureux caprice du génie ailé. L’imagination, ou plutôt l’invention de Bach, une des plus étonnantes qui furent jamais, est surtout scientifique, apte aux combinaisons innombrables des sons plus qu’à la représentation par eux des pensées et des sentimens. Le génie musical de Bach est le moins pittoresque et le moins plastique possible ; diamétralement opposé, par exemple, au génie d’un Rubens. Il amène rarement en nous des perceptions auditives aussi claires que des visions ; il n’a pas l’imagination, en tant que faculté créatrice d’images, et tout à l’heure c’est l’étymologie même du mot qui nous faisait hésiter à l’écrire.

Mais il fallait que cet homme naquit pour rompre la musique aux travaux qui devaient l’assouplir. Il fallait ce précurseur austère, cet âpre mangeur de sauterelles, pour que Mozart eût du miel sur les lèvres. Bach est la base de l’édifice. Sans lui, la musique se bâtissait sur le sable. Sur le sable bâtissent encore les compositeurs qui ne le connaissent pas. On peut ne point l’aimer, comme la grammaire ; mais on n’écrit pas sans lui. Vous donneriez, et moi de même, tout le Clavecin bien tempéré pour les adagios de Mozart et de Beethoven ; mais sans l’un vous n’auriez pas les autres, et vous ne les jouerez bien, eux, que si vous l’avez bien joué, lui. Le Clavecin bien tempéré, c’est l’exercice par excellence du piano ; ainsi l’œuvre de Bach est l’exercice de la musique entière. L’art musical s’est fait sur le clavier de son orgue.

Voilà ce qu’il faut se dire en relisant la Passion, et se dire