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a porté dans tous les sens une intelligence pénétrante et une vire ardeur de passion qui ne lui faisaient rien perdre de la netteté de son esprit. Elle dit de Rousseau : « Il n’a rien inventé et tout enflammé. » De Rousseau, c’est contestable ; d’elle, c’est vrai. Elle a compris, senti et exprimé le XVIIIe siècle en ce qu’il a de plus haut, de plus noble et de plus pur. Elle a compris le XIXe siècle naissant, la part de sentiment tendre, d’épanchement, de poésie intime, de tristesse grave, de tendances religieuses un peu vagues, mais sincères, qu’il devait mettre dans l’art et la littérature. Elle a suivi, et comme écouté se faisant en elle, cette évolution et cette transformation, en telle sorte qu’elle semble la main même qui unit d’une étreinte douce, malgré certaines résistances, notre époque à celle qui la précède. — Et, tout de même, elle a voulu faire entrer un peu du génie allemand dans l’esprit français ; et, de ce côté aussi, a fait un essai d’union dont ceci au moins est resté, que nous avons appris à connaître ceux à qui elle nous voulait unir. — Elle est un génie très bon, très persuasif, très libre et souple, plus suggestif qu’impérieux, qui impose infiniment moins que celui de Chateaubriand, et qui se fait aimer davantage. Elle n’a pas donné une puissante secousse à l’esprit français, elle a insinué en lui des idées, des sentimens et des goûts. Un certain « état d’esprit » aristocratique sans hauteur, libéral, religieux ou plutôt respectueux des religions, s’inspirant de la révolution française sans la suivre jusqu’en ses conclusions radicales, qui a été celui, non pas précisément d’un parti, mais d’une fraction notable de la société française jusqu’en ces dernières années, peut être légitimement rattaché à elle comme à son initiateur. La jeunesse élevée par Chateaubriand pour ce qui est de l’art, et par elle pour ce qui est des idées, n’a pu que former une génération très noble, très généreuse et très distinguée. En la lisant, le siècle finissant doit se dire à lui-même le mot du marquis de Posa : « Rappelez-lui qu’il doit porter respect aux rêves de sa jeunesse. » — Elle a eu elle-même un mot bien profond : « Désormais il faut avoir l’esprit européen. » C’était donner au siècle qui naissait sa devise. Elle aurait pu la prendre pour elle. Personne, tout en gardant l’amour de ce que sa patrie avait pensé et avait fait de grand, n’a en plus qu’elle l’intelligence ouverte à tout le travail de la pensée européenne. Elle élargissait la patrie bien plutôt qu’elle ne l’oubliait. C’était un esprit européen dans une âme française.


EMILE FAGUET.