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plus intime, que les sujets modernes font éprouver, » le tout justement sur le ton dont elle nous parlait des tragédies grecques. En sommer comme il arrive toujours, c’était son goût qu’elle arrangeait en doctrine, et, des élémens de sa théorie abandonnant ceux qui contrariaient son goût, elle devenait plus Allemande que les Allemands, négligeant dans leurs œuvres celles où ils n’étaient pas strictement ce qu’elle désirait qu’ils fussent.

N’importe encore. Comme Chateaubriand avec son Génie du christianisme, elle ouvrait de très larges voies avec une théorie un peu étroite. C’était quelque chose de dire aux Français : « Ne vous cantonnez point indéfiniment dans l’imitation de l’antiquité. Vous êtes chrétiens, et le christianisme est très beau. Chantez votre Dieu. » Ils n’ont point, beaucoup pris cette habitude ; mais ils en ont perdu de mauvaises. — Et c’était quelque chose aussi de leur dire : « Votre art vit trop en dehors de vous. Vous en cherchez la matière bien loin. Rentrez en vous-mêmes. Là est la vraie source. Écoutez-vous sentir. Chantez votre âme. » Ils ont peut-être trop pris cette habitude ; mais ils avaient trop, aussi, l’habitude contraire. — Et voilà, ce me semble, le véritable effet tant du Génie du christianisme que de l’Allemagne. Les révolutions littéraires, comme les autres peut-être, n’obéissent point positivement à leurs initiateurs ; mais elles ont besoin de leurs initiateurs pour commencer. A tel moment, on a besoin de quelqu’un, qui dise : « Faites ceci, » non point du tout pour faire ce qu’il dit, mais pour sentir qu’il y a quelque chose à faire. Chateaubriand et Mme de Staël étaient des novateurs utiles, non pas tant par ce qu’ils recommandaient que par ce qu’ils condamnaient. Ils apprenaient moins à entrer dans un chemin nouveau qu’à en quitter un. Ils renouvelaient la littérature surtout en l’affranchissant : c’est créer que de permettre de naître. Le « romantisme » français n’a nullement été « l’art chrétien » que Chateaubriand rêvait en écrivant le Génie… Il en est lui-même la preuve, puisqu’en lui l’artiste a, sinon contredit, du moins infiniment dépassé, et dans tous les sens, le théoricien. Et il n’en est pas moins vrai que le Génie est, sinon la charte, du moins le manifeste insurrectionnel de toute la littérature moderne, parce qu’il a montré et la futilité où la littérature classique déclinante était tombée, et certaines erreurs dont la littérature classique triomphante, depuis Boileau et depuis Ronsard, avait toujours gardé la trace. — Le « romantisme » français n’a ressemblé en rien au romantisme allemand, et ce serait faire sagement, que de lui trouver un autre nom. Il a été très français, gardant toujours ces qualités, ou ces défauts, de clarté, d’unité, d’ordre, de composition bien ordonnée, d’abondance et de mouvement oratoires qui sont les marques mêmes de notre race, peu philosophique à tout prendre, et plus éloquent que philosophe, peu