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de renouer une tradition dont l’esprit s’est perdu, et qui n’a peut-être jamais existé.

Mme de Staël le faisait pour d’autres raisons que Chateaubriand. Celui-ci prêchait cette croisade par haine du XVIIIe siècle. Mme de Staël s’y rangeait par tendresse pour ses nouveaux amis. C’était une prétention de certains littérateurs allemands d’effacer de leur histoire littéraire les traces de l’influence française, en prétendant se rattacher directement au moyen âge et aux Nibelungen. Et, eux aussi, se flattaient ainsi de montrer au monde une littérature vraiment nationale, et la seule nationale qui existât. Mme de Staël prit une prétention d’école pour une réalité, comme Chateaubriand une tactique de guerre pour une doctrine juste. Seulement, Chateaubriand dépassa comme artiste l’horizon qu’il avait tracé comme théoricien, et en faisant entrer dans ses œuvres aussi bien l’art antique que l’art moderne, et le paganisme comme le christianisme, et la peinture du monde entier comme celle de lui-même, il donna à l’art du XIXe siècle la vraie indication, qui est que tout ce qui est vivement senti est objet d’art. — Elle faisait une méprise plus grave sur le fond même, ou plutôt sur l’ensemble de l’art nouveau qu’elle préconisait. Je lui laissais dire tout à l’heure que l’art allemand qui devait servir de modèle ou du moins d’initiateur à l’art moderne, était tout entier subjectif, qu’il était, non plus œuvre d’orateurs, de conteurs, de dramatiques, de discuteurs, d’hommes en présence d’un public et ne lui parlant point d’eux, mais art plus naïf et plus sincère d’hommes qui s’épanchent, suivent complaisamment leurs rêves, s’abandonnent à leurs émotions, chantent enfin, ce qui est toujours une manière de se parler à soi-même. Cela est vrai, mais n’est qu’une partie du vrai. Certains poètes allemands étaient ainsi, mais non point tous. Les plus grands avaient eu et leur période de poésie personnelle et leur période d’art objectif. Schiller, quoique génie éminemment lyrique, n’en avait pas moins écrit les Dieux de la Grèce, et, tout comme Chateaubriand en France ne restait point éternellement l’homme de René, Goethe ne restait point l’homme de Werther, embrassait au contraire dans son art puissant, et contemplait, loin de lui, d’un regard serein, tout ce qui, dans le monde des sentimens antiques comme dans celui des idées modernes, était matière d’art et de poésie. Que devenait, dès lors, la théorie, et ces conditions de l’art nouveau qui ne doit être qu’une effusion de l’âme, et cette scission entre l’art antique qui est du Midi et l’art moderne qui est du Nord, puisque Werther, Faust et Iphigénie sont de la même plume ? Mais, précisément, Mme de Staël n’aime point infiniment Iphigénie. Elle en parle assez froidement, fait des réserves, songe à « l’intérêt plus vif et à l’attendrissement