Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 83.djvu/373

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

certaine d’erreur, il le serait de vérité. » Dieu nous donne le faux absolu !

Ce qui trompe Mme de Staël, et en a trompé bien d’autres, c’est que, comme ces autres, elle ne regarde qu’une fraction assez restreinte de l’humanité, ou simplement de la nation. Le mot « société » est pris par elle dans son sens étroit, et puis, sans qu’elle y prenne garde, au cours de son exposition, étendu indéfiniment. Qu’un Voltaire soit l’expression du monde des gens de lettres qu’il inspire et dont il s’inspire, cela est si vrai que c’est un peu trop incontestable ; et pour un homme qui verra dans ce monde un peuple tout entier, qui dira de lui, comme Saint-Simon disait de Versailles : « Toute la France, » que Voltaire soit la France même, cela s’explique. Mais de là à une loi historique, comme il y a loin, et comme je vois peu Sénèque résumant en lui le monde romain du Ier siècle !

Les idées générales de la Littérature étaient donc, sinon maîtresses d’erreur, du moins lumières douteuses. Elles ont mis Mme de Staël sur la voie de quelques vérités, et de quelques jugemens qui étonnent. Surtout elles mèneraient, si on les maintenait toutes de front, et si l’on n’avait pas soin d’oublier à propos celle qui est gênante, à des conclusions opposées sur une même affaire. Par exemple, le siècle de Périclès doit être inférieur au siècle d’Auguste en tant qu’antérieur, et il doit l’emporter singulièrement sur le siècle d’Auguste en tant qu’époque de liberté. Cela fait une difficulté, ou une trop grande facilité, laissant le choix libre. Je décide ici en faveur du siècle libre ; mais ce n’est peut-être pas par libéralisme. — Ces principes impérieux ont un autre inconvénient : ils mettent en défiance. On craint toujours que tel jugement ne soit porté que pour satisfaire le système. On serait plus sûr que Mme de Staël met réellement Montesquieu au-dessus d’Aristote, si l’on savait qu’elle n’a aucune raison de préférer l’un à l’autre, sinon qu’elle le préfère. Ai-je besoin de dire que Mme de Staël est une intelligence trop vive et un esprit trop libre pour ne point sentir elle-même que son système ne rend point compte de tout, et qu’il ne faut pas le prendre en toute rigueur ? Elle ne l’abandonne point, mais elle le réduit peu à peu et en change les termes. Elle finit par laisser entendre que cette loi du progrès ne s’applique bien exactement qu’à la littérature philosophique. Cela la force bien encore à faire des Romains, qui, décidément sont gênans, de plus grands philosophes que les Grecs ; mais enfin, ainsi amendée, la théorie prend un plus grand air de vraisemblance, et s’il est difficile de soutenir longtemps que les écrivains artistes des temps modernes sont supérieurs aux anciens, il l’est moins d’assurer que les « esprits penseurs » sont plus nombreux et plus grands peut-être à mesure qu’on avance dans