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Mme de Staël. Le ton général en est d’un panégyrique enthousiaste ; mais et les éloges motivés et les réserves marquent nettement ce que, dès 1788, Mme de Staël retenait de Rousseau et ce qu’elle en abandonnait. Elle adore l’homme de sentiment, et, si l’on y prend garde, c’est tout le théoricien qu’elle repousse. Car c’est seulement à la théorie du Discours sur les lettres et les arts, à celle du Contrat social et à celle d’Emile qu’elle refuse son approbation. Pour ce qui est du Discours, elle dit : « Il voulait ramener les hommes à une sorte d’état dont l’âge d’or de la fable donne seul l’idée. Ce projet, sans doute, est une chimère ; mais les alchimistes, en cherchant la pierre philosophale, ont découvert des secrets utiles. » A propos du Contrat, elle condamne nettement la sociologie fondée sur des abstractions : « Qu’on place donc au-dessus de l’ouvrage de Rousseau celui de l’homme d’état dont les observations auraient précédé les théories, qui serait arrivé aux idées générales par la connaissance des faits particuliers, et qui se livrerait moins en artiste à tracer le plan d’un édifice régulier qu’en homme habile à réparer celui qu’il trouverait construit… » Enfin, elle se laisse aller à dire malicieusement que peut-être elle n’élèverait point son fils comme Emile, tout en souhaitant que les autres hommes fussent élevés comme lui. C’est être ami de Rousseau, mais, comme on disait jadis, ami jusqu’aux autels, et même un peu en-deçà. Et telle est bien, en effet, la limite de Mme de Staël ; elle n’a point oublié le conseil de sa mère, lui recommandant de très bonne heure « de faire sa cour à cette bonne raison qui sert à tout et ne nuit à rien. » Mme de Staël, en 1800, c’est bien le XVIIIe siècle, mais c’est le XVIIIe siècle des grandes espérances, des grandes fiertés, des grandes bontés, non des bassesses, des audaces et des chimères, le XVIIIe siècle de Montesquieu, de Vauvenargues, de Voltaire un peu, par le côté humain et pitoyable, de Diderot nullement, de Rousseau pour ce qui est tendresse, effusion romanesque, rêve d’une humanité meilleure, des salons aussi (et nonobstant), de la sociabilité extrême et des entretiens spirituels ou sublimes ; le tout traversé par la révolution comme par un orage, attendri et mouillé de pitié, et plié peu à peu, de plus en plus, à « aller quelquefois au fond de tout, c’est-à-dire jusqu’à la peine. »


II

C’est ici qu’il faut s’arrêter un instant et considérer Mme de Staël héritière et dépositaire seulement du XVIIIe siècle, Mme de Staël avant l’empire et avant l’Allemagne. C’est ici qu’est le fond permanent de sa pensée, plus tard modifiée et enrichie. Mme de Staël, à