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répondit à ceux qui le pressaient de franchir le pas que sans doute le prophète Daniel était descendu dans la fosse aux lions et qu’il en était sorti bien portant, mais que Frédéric-Guillaume IV n’était pas Daniel, qu’il ne voulait pas courir les aventures ni tenter Dieu, qu’au surplus il risquerait de se déshonorer gratuitement en sacrifiant aux désirs d’une assemblée de sang mêlé sa chère Prusse, « la plus magnifique création de Dieu dans l’histoire. » Son bon sens l’avait averti qu’un Hohenzollern ne pouvait faire ses conditions à l’Allemagne qu’après une guerre heureuse, que les temps n’étaient pas mûrs. Il fallait que de grands événemens s’accomplissent pour que la Prusse s’assimilât l’Allemagne en la convertissant en monarchie militaire ; en 1848, l’Allemagne se serait assimilé la Prusse en lui inoculant le régime parlementaire.

La Prusse a gagné son procès ; elle ne s’est pas donnée, il a fallu se donner à elle ; mais beaucoup d’Allemands songent à se pourvoir en cassation. L’Allemagne sera-t-elle à jamais une monarchie militaire, ou la Prusse deviendra-t-elle un jour un royaume parlementaire ? C’est la grande question. Ranke écrivait, il y a bien des années : « Nous ressemblons au batelier qui traverse le Rhin à quelques pas en amont de sa chute ; craignons que le courant ne nous emporte. » Il redoutait les libéraux et leurs doctrines, il ne les haïssait pas : M. de Bismarck les hait autant qu’il les redoute ; ils seront l’éternel souci de sa laborieuse vieillesse. Quand il veut chasser un diable qui lui fait peur, sa méthode est de peindre sur la muraille un autre diable qui l’effraie moins. Pour dégoûter les Allemands du parlementarisme, il leur représente sans cesse que leurs voisins n’attendent que le moment de les attaquer, que longtemps encore ils devront sacrifier leurs appétits de liberté à la nécessité de se défendre, et chercher leur salut dans un pouvoir fort et tutélaire. C’est par la politique de l’inquiétude qu’il combat les aspirations des libéraux et tient ses ennemis en échec. L’inquiétude est un vilain mal qui se gagne. Combien de temps encore l’Europe sera-t-elle sur le qui-vive ?


G. VALBERT.