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d’état comme le plus puissant des dérivatifs : « Les masses n’ont heureusement aucun intérêt politique ; elles ne recherchent avec ardeur que l’amélioration de leur état, elles désirent avant tout qu’on leur assure leur subsistance… Nous avons le service militaire universel. S’il m’est permis de le dire, celui qui offre sa vie à l’état mérite qu’on l’aide à vivre, et la plus saine politique demande qu’on lui reconnaisse ce droit. » Il en concluait que le gouvernement prussien devait proclamer le droit au travail, et, pendant la paix, créer des escouades ou des cohortes d’ouvriers, organisés militairement, qu’on emploierait à régulariser le cours des rivières, à construire les édifices publics ou à défricher les terrains incultes. M. de Bismarck, qui a inauguré en Prusse le socialisme d’état, n’a pas fait tout ce que Ranke demandait ; ce grand oseur n’a pas tout osé.

En 1849, peu de temps avant que la délégation de l’assemblée de Francfort vint lui offrir la couronne impériale, Frédéric-Guillaume IV consulta de nouveau l’oracle. Fallait-il accepter ? fallait-il refuser ? Ranke en prit occasion pour expliquer ses vues sur la politique allemande, et une fois encore il sembla prédire ce qui s’est fait depuis. Il posait d’abord en principe qu’on ne pouvait réaliser l’unité allemande que par l’exclusion de l’Autriche, qu’il fallait s’organiser sans elle et au besoin contre elle, puis conclure avec Vienne un traité perpétuel d’alliance offensive et défensive. Il établissait ensuite que, l’empire devant être essentiellement conservateur sous peine de préparer l’avènement d’une république démocratique, il fallait donner des gages à l’indépendance des petits et moyens états et de tous les princes allemands, en n’exigeant d’eux que les sacrifices strictement nécessaires. Il traitait tout au long la question très délicate de savoir si le roi devait accepter et la couronne que lui offrait une assemblée d’origine équivoque et la constitution qu’elle prétendait lui imposer et qui n’accordait à l’empereur qu’un droit de veto suspensif. Il conseillait de négocier avec le parlement de Francfort, d’en obtenir des concessions. Les scrupules que pouvait avoir le roi le touchaient peu ; il pensait, comme plus tard M. de Bismarck, que, dans les temps troublés, il est permis de pactiser avec la révolution et même de l’embrasser pour l’étouffer. A chaque saint sa chandelle, et quand la fête est finie, on se moque du saint : gabbato il santo. Son dernier mot était que la force et l’audace surmontent toutes les difficultés.

Frédéric-Guillaume IV ne se rendit pas à cette invitation. Il refusa une couronne qu’il comparait « à la couronne de pavés du roi Louis-Philippe » ; il ne prisait que « celles qui portent l’estampille de Dieu. » D’ailleurs, la majorité qui le proclamait empereur n’était que de 43 voix sur 538 députés. Les mystiques, qui voient mal ce qui se passe autour d’eux, aperçoivent quelquefois très nettement les choses lointaines. Il