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principe, des puissances divines et des puissances sataniques. Il appliquait aux affaires d’ici-bas le vocabulaire de la théologie ; le libéralisme n’était pas pour lui une erreur, mais un péché, une suggestion du diable.

C’est dans sa correspondance avec Bunsen que se révèle tout entier cet idéaliste couronné, qui, dans l’habitude de la vie, joignait à une imagination échauffée beaucoup d’esprit, et au goût des spiritualités l’amour des gros propos et des plaisanteries un peu grasses. Publiée et commentée par Ranke en 1873, cette correspondance vient d’être rééditée dans un volume qui contient aussi des études politiques de l’illustre historien, accompagnées de quelques pièces inédites et fort curieuses[1]. Bunsen avait commencé par être un conservateur à tous crins, un pur, un féodal. Le séjour qu’il fit en Angleterre comme ministre de Prusse modifia peu à peu ses opinions, et quoiqu’il se donnât pour un homme d’extrême droite, il faisait à son siècle des concessions qui lui attiraient les vives réprimandes de son roi. Leur amitié n’en souffrait pas. Frédéric-Guillaume IV avait l’esprit trop généreux pour ne pas supporter la contradiction. Heureux de donner carrière à son éloquence pathétique et gesticulante, il aimait les discussions, les assauts d’escrime, les joutes de la parole.

Il reprochait surtout à Bunsen d’expliquer les insurrections populaires par les abus et les torts des gouvernemens, et de ne pas croire aux conspirations ténébreuses. Il lui écrivait de Potsdam, le 13 mai 1848 : « Le libéralisme est une maladie comme le dessèchement de la moelle épinière. Les symptômes connus d’une moelle attaquée sont : 1° que le muscle qui fait saillie entre le pouce et l’index devient concave sous la plus légère pression ; 2° que les purgatifs constipent ; 3° que les astringens relâchent ; 4° qu’on peut lever les jambes et qu’on ne peut marcher. Avec cela, on est longtemps malade sans qu’il y paraisse et sans cesser de se croire bien portant. Le libéralisme a, lui aussi, ses symptômes, qui ne trompent pas le médecin. Le caractère des libéraux est de nier l’évidence, de traiter de superstition l’enchaînement manifeste des effets et des causes. On invoque avec emphase l’esprit du siècle pour justifier des actes que le Seigneur nous commande de tenir pour des péchés… On croit sincèrement travailler au progrès, et on court ventre à terre à sa perdition… Le noir devient blanc, la nuit se change en pure lumière, et on en vient à diviniser les victimes d’une criminelle folie. Pensionnaires de maisons de correction, galériens, sodomites, on estime que l’esprit de ces gens de bien aspirait aux demeures éthérées. » Il ajoutait : « Mon

  1. Zur Geschichte Deutschands und Frankreichs im neunsehnten Jahrhundert, von Leopold von flanke, heransgegeben von Alfred Dove. Leipzig, 1887.