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La conversion d’une peuplade sauvage à la civilisation est soumise à des lois invariables que l’on ne peut enfreindre, à des étapes régulières que l’on ne saurait forcer sans danger et sans hâter l’œuvre de dépopulation. Au début de cette évolution, toujours et partout, nous voyons le despotisme, tantôt paternel, le plus souvent brutal et violent, mais nécessaire, soit qu’il s’agisse de grouper en une nationalité résistante et solide des tribus divisées et hostiles, soit qu’il s’agisse de fixer l’homme au sol, de substituer la vie sédentaire à l’existence nomade et d’unir en un faisceau commun les forces individuelles éparpillées.

Que ce régime s’appelle protectorat, tutelle d’une race inférieure par une race supérieure, féodalité, esclavage ou despotisme, il répond à une nécessité impérieuse. Il ne devient un abus intolérable, il ne constitue une atteinte aux droits individuels que le jour où, n’ayant plus sa raison d’être, il prétend s’imposer et se perpétuer par la force. En Océanie, comme en Europe, le pouvoir sans limites d’un seul a toujours servi de transition entre l’état de barbarie, soit relative, soit absolue, et l’état de civilisation. Inconsciemment il a préparé les voies, aplani les obstacles en brisant les résistances.

En remontant vers le nord de l’Océan-Pacifique, nous allons constater les résultats d’une évolution ainsi préparée, aboutissant à l’épanouissement complet de cette race polynésienne dont nous venons de visiter le berceau, et qui, sur le point de disparaître, laissera le champ libre en Océanie aux convoitises des grandes puissances. Celles-ci le savent et se hâtent, impatientes de devancer l’heure. Le grand mouvement d’expansion coloniale qui marquera la fin du XIXe siècle, et auquel le percement de l’isthme de Panama est appelé à donner une irrésistible impulsion, n’est que la résultante d’un ensemble de circonstances impérieuses, de la nécessité pour les nations industrielles et commerçantes d’ouvrir à leurs émigrans et à leurs produits de nouveaux débouchés, de mettre en valeur des terres riches et fertiles, d’accroître le capital de l’humanité. Puis, dans ces archipels qu’elles convoitent, le vide se fait, la population décroît : on dirait qu’elle s’éteint au contact mortel de la civilisation qui s’avance. Une race nouvelle va remplacer les races autochtones ; l’heure semble venue pour les Européens d’envahir et d’occuper en maîtres cette cinquième partie du monde, ces îles sans nombre de l’Océan-Pacifique dont Vasco Nuñez de Balboa, le premier, vit, en 1513, des hauteurs de Panama, se dérouler les flots bleus, enserrant, sous ses yeux étonnés, les riches corbeilles de verdure de la baie des mille lies.


C. DE VARIGNY.