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déplacé son père, mais il vivait cependant dans un monde politique assez élevé pour ne pas ajouter foi à de trop grossiers commérages). Jugez-en par la conversation du maréchal de Belle-Isle : il a dit, il y a peu de jours, qu’il nous croyait si peu en état de nous défendre, qu’avec cinq mille goujats de l’armée française, il se ferait fort de conquérir l’Angleterre, et c’est le moment qu’on choisit pour le relâcher… Ne dirait-on, pas ajoute-t-il, qu’il est venu à Londres marquer d’un fil écarlate les fenêtres de ses amis, afin de les reconnaître quand les Français viendront prendre possession du pays ? .. En vérité, je crois que, quand dix mille Français seront à une marche de Londres, on louera des fenêtres à Cheapside et Charingcross pour les voir passer[1]. »

Rien dans la correspondance de Belle-Isle, très sobre de détails (peut-être par délicatesse) sur l’état politique de l’Angleterre, ne confirme les propos que Walpole lui prête. Rien, non plus, n’autorise à croire que l’idée de conquérir l’Angleterre se soit jamais substituée, même pendant les loisirs de sa captivité, aux autres rêves d’ambition et de gloire dont son imagination était toujours possédée. Aussi les soupçons dont il était l’objet seraient-ils bientôt tombés, si les craintes d’invasion qui les avaient fait naître n’avaient reçu d’une coïncidence inattendue une confirmation qui parut sans réplique. Belle-Isle n’était pas encore embarqué à Douvres qu’on apprenait que le jeune Stuart, fils du prétendant, dont l’arrivée avait été annoncée à plus d’une reprise l’année précédente, était bien réellement cette fois débarqué dans un petit port obscur de la côte d’Ecosse. Il arrivait seul, à la vérité, n’ayant trouvé pour franchir le détroit, lui et huit gentilshommes de sa suite, qu’un navire de commerce français armé en course. Mais personne ne put croire qu’il eût hasardé un pareil coup de tête, s’il n’eût été sûr qu’une escadre française arrivait derrière lui pour le rejoindre et tenter une diversion formidable sur quelque autre point du territoire britannique. S’il présentait avec cette témérité sa tête aux balles de la première sentinelle anglaise qu’il rencontrerait, c’est qu’il espérait bien ne pas paraître devant Edimbourg avant que Londres eût capitulé.

Rien n’était moins fondé, et c’est, au contraire, parce qu’après une année de sollicitations et d’efforts, il n’avait pu obtenir du ministère français aucun secours effectif ou même aucune promesse positive que le jeune audacieux, las d’attendre et de délibérer, se jetait en avant, à corps perdu, espérant qu’une fois engagé on ne pourrait le délaisser sans déshonneur. L’idée de tenter en

  1. Horace Walpole à Horace Mann, 26 juillet, 1er août 1745.