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matelots. Il y en avait plus de soixante en uniforme avec leurs officiers, ce qui fut suivi de plusieurs acclamations réitérées à la manière anglaise… Aujourd’hui, j’ai été voir une belle maison de la duchesse de Marlborough, et, de là, le parc et le jardin de Richemont, maison royale. On m’y a donné une fête. J’ai trouvé en chemin M. le duc de Newcastle, qui venait à cheval au grand galop m’embrasser et me dire adieu. Il a descendu de cheval et moi de carrosse, et nous nous sommes fait toute sorte d’amitiés. C’est réellement l’homme le plus poli et le plus obligeant que je connaisse. »

Grâce à cet aimable accueil, Belle-Isle put visiter à son aise tous les monuments de Londres, se montrant, en homme de goût, sensible surtout à la beauté des magnifiques villas des environs, si différentes, par les agrémens du site et des jardins et la commodité des aménagemens intérieurs, des froides et fastueuses demeures de la noblesse française. En revanche, on ne se lassait pas d’admirer ses manières aussi aisées que nobles et son grand air d’élégance. Partout où il passait, on accourait comme au spectacle ; les dames surtout étaient véritablement éprises de ce beau cavalier, qui, de son côté (dit quelque part le secrétaire qui tenait son journal), les gracieusait fort. Cette bienveillance générale fut entretenue jusqu’à la fin de son séjour, qui dura toute une semaine, par de grandes largesses que Belle-Isle, tout en gémissant de la cherté de toutes les denrées à Londres et se plaignant d’être écorché partout, prodigua sans compter. Il avait à cœur, dit-il, de faire honneur au nom français et aussi de réparer (on me laissera bien mentionner ce petit trait de caractère qui fait sourire) le tort que lui avaient causé d’anciens ambassadeurs, et en particulier son vieil ennemi le défunt maréchal de Broglie, qui, ayant résidé à Londres vingt ans auparavant en cette qualité, ne passait pas pour avoir fait assez grandement les choses[1].

Il venait à peine de partir pourtant, voiture sur la route de Douvres avec une suite nombreuse, dans deux carrosses à six chevaux, et arrêté dans chaque bourgade par une foule curieuse de le contempler, qu’à la réflexion l’impression changea : des critiques s’avisèrent qu’on s’était montré peut-être trop prodigue envers lui de confidences compromettantes. On lui avait tout expliqué, tout raconté, tout laissé voir : quelle idée emportait-il et allait-il donner chez lui de la force de résistance de l’Angleterre ? — « Quelle est notre situation ? écrivait Horace Walpole (le témoin est un peu suspect, j’en conviens, en raison de son hostilité contre ceux qui avaient

  1. Lettres de Belle-Isle pendant sa captivité. — Journal tenu par son secrétaire. (Correspondances diverses, 1745. — Ministère de la guerre.)