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Mais il dit dans un banquet : « Ici, je commence à me prendre pour un petit personnage. Quel dommage que je sois obligé de retourner en Angleterre, où personne ne fait attention à moi ! » Il paie ce bon accueil d’une bienveillance à toute épreuve. Tous les hommes d’état sont intelligens et toutes les dames sont jolies. Le voyageur indique, sans y appuyer, les rivalités inter-coloniales de l’Australie, les folies budgétaires de la Nouvelle-Zélande, l’avortement de la petite culture, le caractère âpre et vulgaire de ces jeunes sociétés qui n’ont d’autre récréation littéraire que le roman énervant ou stupide, d’autre lieu de rendez-vous que le music-hall, d’autre idéal que la recherche du plaisir et le culte de l’argent ; enfin, la dégradation des indigènes, descendus, comme les Maoris, du brigandage à la prostitution, et réduits à amuser, de leur chorégraphie indécente, le libertinage de l’Européen.

En revanche, M. Froude nous décrit complaisamment la retraite où il a visité sir George Grey, l’homme d’état philosophe, qui, en dépit de quelques mécomptes, persiste à considérer la politique comme l’art supérieur de faire du bien aux hommes. Unissant ce que l’extrême civilisation a de plus intelligent avec ce une l’âge primitif eut de plus aimable, ce sage achève sa vie au milieu de ses belles fleurs, de ses manuscrits précieux, de ses tableaux rares, tout en défrichant des forêts et en formant des hommes. S’il y a quelque part dans le monde une grande découverte qui mûrit, un beau livre qui vient d’éclore, sir George Grey le sait presque aussitôt que nous et mieux que nous. Avant deux mois, ce numéro de la Revue sera sur sa table : qu’il lui porte, aux antipodes, la sympathie de tous ceux qui aiment encore la vertu !


VI

Carlyle avait maudit d’avance « l’imbécile » qui écrirait sa vie. Quelques années avant de mourir, il pria M. Froude d’être cet imbécile. Un remords avait produit ce singulier revirement. En se servant de la plume de son élève chéri, de son meilleur ami, Carlyle voulait faire une confession posthume et publique, s’humilier devant une ombre aimée, expier le tort d’avoir fait une servante de celle qui était cent fois digne d’être sa compagne.

Les lecteurs de la Revue n’ont certainement pas oublié une étude fine et profonde, parue il y a deux ans, et qui faisait la lumière sur cette étrange vie conjugale[1]. Ils se rappellent les appréhensions bizarres de Carlyle à la veille de son mariage, et ces deux fiancés qui se

  1. La Femme d’un homme de génie : Madame Carlyle, par Arvède Barine. (Revue du 15 octobre 1884.)