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tantôt quatorze cents ans ! Un brave théatin, le P. Caffaro, — à qui, sans doute, Polyeucte, le Misanthrope et Athalie ne paraissent point aussi damnables que les parades impudiques des derniers temps du paganisme, — le P. Caffaro se porte garant que le théâtre, à présent, chez nous, « ne contient que des leçons de vertu, d’humanité et de morale, et rien que l’oreille la plus chaste ne puisse entendre. » Il attire sur le théâtre et les acteurs les foudres de Bossuet. L’évêque de Meaux, qui bannit de son diocèse même les marionnettes, souscrit aux moins charitables sentences contre les comédiens : « Saint Thomas regarde leur profession comme infâme, et il appelle gains illicites et honteux ceux qui proviennent de la prostitution et du métier d’histrion. »

Cependant Louis XIV et Racine se font ermites. Le vieil élève de Mme de Maintenon a d’autres scrupules que ceux de l’empereur Arcadius, qui maintenait les spectacles, contrairement au vœu de saint Chrysostome, « de peur d’attrister le peuple. « Il s’attriste lui-même. Il confie bientôt une véritable censure des théâtres au lieutenant de police. Un témoin peut déclarer : « L’opéra et la comédie sont devenus des divertissemens bourgeois, et on ne les voit presque plus à la cour. » Racine, l’aimable Acante qui naguère écrivait à son ami Poliphile : « Toutes les femmes ici sont éclatantes et s’y ajustent d’une façon qui est la plus naturelle du monde. Et, pour ce qui est de leur personne, color verus, corpus solidum et succi plénum.., » — ce même Racine écrit à son fils : « Je sais bien que vous ne serez pas déshonoré devant les hommes en allant au spectacle, mais comptez-vous pour rien de vous déshonorer devant Dieu ? » Lorsqu’il apprend que la Champmeslé, sa Champmeslé, est agonisante, il s’afflige surtout « de l’obstination avec laquelle cette pauvre malheureuse refuse de renoncer à la comédie, ayant déclaré… qu’elle trouvait très glorieux pour elle de mourir comédienne. » Et le tendre poète forme ce vœu tout sec : « Il faut espérer que, quand elle verra la mort de plus près, elle changera de langage, comme font d’ordinaire la plupart de ces gens qui font tant les fiers quand ils se portent bien. »

Nous touchons au XVIIIe siècle, où les comédiens subiront, de la part des autorités, civile et ecclésiastique, les rigueurs les plus humiliantes, en même temps qu’ils recevront des gens du monde les familiarités les plus flatteuses et, de tout le public, les adulations les plus enthousiastes. Nous y regarderons bientôt, avant d’examiner leur condition actuelle, établie ou préparée par la Révolution française, et leur sort à venir, toujours plus heureux sans doute, — puisque, présentement, après ce naufrage de la vieille société, dont toutes les épaves flottent également à la surface de l’océan calmé, les comédiens paraissent encore s’élever à de nouvelles gloires, et que leur légende des siècles, elle aussi, semble s’achever par ces deux titres : Pleine mer, Plein ciel !


Louis GANDERAX.