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A la fin pourtant, il avait bien fallu se fendre à l’évidence, admettre que ce n’était pas seulement le hasard et une suite d’accidens de génie qui avaient fait de l’armée prussienne l’incomparable instrument qu’elle était. On avait étudié de plus près le fameux ordre mince et les larges déploiemens de Frédéric II, et l’on avait été frappé des avantages que ce prince en avait retirés dans presque toutes ses campagnes. Bref, il s’était formé petit à petit dans le militaire tout un parti qui ne jurait que par les Allemands et par la tactique allemande, et qui ne voyait de salut que dans l’imitation des grandes manœuvres de Postdam et de Breslau. De là, comme dans l’artillerie, deux écoles, deux systèmes en présence, et, par suite, entre ces deux écoles, ces deux systèmes, une scission profonde, une lutte et des contradictions passionnées. Pendant plus de quinze ans, de 1749 à 1778, l’armée royale eut proprement sa querelle des anciens et des modernes. Comme on était pour Vallière ou pour Gribeauval, pour les rouges ou pour les bleus, on tenait pour l’ordre profond, on pour l’ordre mince, pour l’ordre national ou pour l’ordre prussien, comme on disait. Ici, les partisans de la vieille tactique française et à leur tête le plus illustre de tous, le vainqueur de Bergen et de Sondershausen ; là, tout ce que l’armée comptait de jeunes esprits enclins aux nouveautés et séduits par le succès, derrière Guibert.

D’un côté, la tradition représentée par le premier capitaine du temps, l’expérience, l’âge, le rang, la gloire ; de l’autre, un jeune homme n’ayant pour soi ni l’éclat du nom ni la grandeur des services, mais admirablement doué, tacticien de naissance, écrivain de race et d’une conviction égale à son éloquence. Dans cette lutte mémorable entre deux hommes également faits pour entraîner l’opinion, l’un par l’autorité de sa personne et de son exemple, l’autre par le seul ascendant de sa parole et de sa dialectique serrée, à qui serait l’avantage ? Spectacle bien fait pour émouvoir et passionner les contemporains, et qui nous émeut encore aujourd’hui, car dans ce duel entre deux hommes, entre deux systèmes, sous ce problème d’art militaire agité par nos pères, ce n’était pas seulement la tactique, c’était l’honneur français qui était en jeu. C’était comme aujourd’hui l’existence même de ce pays en tant que grande puissance qui se débattait. Fallait-il, pour reprendre son rang dans le monde, qu’il renonçât aux vieilles traditions de ses plus illustres capitaines, aux dons les plus précieux de sa race et de son génie ? Devait-on, au contraire, en dépit des cruelles leçons de la guerre de sept ans, demeurer fidèle aux unes et ne s’appliquer qu’à développer les autres ?

Des deux parts, les bonnes raisons ne manquaient pas. « Prenez