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débat contre des souffrances qu’il éprouve sans les pouvoir exprimer, on peut prendre un parapluie pour sortir, car l’ondée ne va pas tarder à tomber. Je n’aperçois pas un seul cul-de-jatte ; en revanche, voici un homme qui n’est pas vieux et que l’ankylose a saisi ; elle lui a pour ainsi dire pétrifie les articulations coxo-fémorales, et il ne peut marcher qu’à quatre pattes ; les cuisses et les jambes étant naturellement plus longues que les bras, son dos forme un plan très incliné qui lui ôte même l’apparence d’un animal. Pour l’asseoir, on le met d’aplomb, appuyé, — calé, — d’un côté contre la muraille ; si on le pousse, il tombe tout d’une pièce, raide, inflexible comme un mannequin en bois. Il n’est pas triste, il a le mot pour rire, il aime la vie. Grand bien lui fasse ! Près de lui se tient un grand gars solide, dont les larges épaules semblent indiquer la force ; il est réduit à l’impuissance par une contracture des mains, que l’on n’ouvrirait pas plus que celles des statues de bronze ; il ne peut agir qu’à poings fermés, ce qui le condamne à l’inaction. Dans un angle de la galerie, un homme très jeune est réfugié, comme s’il évitait ses compagnons et recherchait la solitude ; il est vêtu d’une blouse bleue et porte une calotte de soie noire rabattue jusque sur ses sourcils. Au bruit de nos pas, il ne s’est point retourné ; il lèche l’index de sa main droite, l’examine attentivement et le passe sur l’index gauche, puis il recommence ; parfois il interrompt son geste maniaque, regarde le plancher, y découvre un grain de poussière, un fragment de paille, une plume échappée d’un oreiller ; alors il se baisse, ramasse cette scorie oubliée par le balai du nettoyage, la saisit rapidement, la porte à sa bouche et l’avale en souriant avec satisfaction. On peut lui appliquer ce que le Psalmiste a dit des idoles qui ont des bouches et ne parlent pas, des oreilles et n’entendent point. Il est sourd, il est muet, et, par surcroît, il est idiot. Malgré sa cervelle obtuse et privée d’entendement, je crois que, s’il a traversé la maladrerie de Bicêtre, il a su apprécier la maison qui l’a recueilli.

Elle est de dispositions ingénieuses, cette maison, bien appropriée à son objet et faite pour des incurables ; on voit qu’elle a été conçue et exécutée dans un dessein déterminé, et qu’elle n’a pas été utilisée, vaille que vaille, comme tant d’autres établissemens de même nature que l’on a installés dans d’anciens couvens et d’anciens châteaux. L’art des aménagemens a réalisé de grands progrès depuis une trentaine d’années ; cet hospice suffirait à le démontrer et fait honneur à M. Aldrophe, qui l’a élevé, mais qui s’est surpassé en construisant la maison de retraite où les vieillards reçoivent l’hospitalité définitive. C’est le modèle du genre. Dans toutes les œuvres analogues que j’ai étudiées, — municipales, laïques, religieuses, — je ne vois rien qui lui soit comparable. Elle est