Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 82.djvu/718

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

hommages qu’ils rendent et de faire de la politique qu’ils avouent dans leurs discours une vérité profitable pour le pays.

Cependant, en dehors de ces agitations qui passent aujourd’hui pour de la politique, et de ces mêlées bruyantes, il y a un autre monde, le monde de l’esprit et de la pensée, qui a ses épreuves et ses deuils. La mort, la cruelle mort, fait à travers tout son œuvre et choisit ses victimes dans ce monde d’élite. La mort nous a enlevé, l’autre jour, un des nôtres, M. E. Caro, frappé presque à l’improviste dans l’éclat de son talent et de sa carrière. Celui-là n’a pas été dévoré par la politique. Ce n’est pas qu’il fût insensible aux crises publiques, à tout ce qui intéressait son pays : il a réuni il y a quelques années, dans un petit livre auquel il a donné le titre de Jours d’épreuve, des pages écrites sous la chaude et poignante impression de la guerre et du siège ; mais il appartenait avant tout à la philosophie et aux lettres. Par son éducation, par ses instincts, par la nature de son intelligence, il était fait pour les plus hautes cultures de la pensée, comme par ses dons supérieurs il était fait pour tous les succès. Né dans l’université, il lui est toujours resté fidèle, en fils reconnaissant, — il en est devenu la parure et l’honneur. Après avoir été dans son adolescence un de ses plus brillans élèves, il a été, jeune encore, mais déjà mûr par l’esprit, un de ses maîtres les plus éloquens, et il a eu la fortune de faire revivre, dans la vieille Sorbonne, les belles époques de l’enseignement philosophique, de jeter un nouveau lustre sur la chaire où avaient passé Laromiguière et Jouffroy. Pendant un quart de siècle, il a été un professeur écouté, grandissant d’heure en heure, philosophe, orateur et lettré, alliant dans ses écrits comme dans ses cours l’élégance et la grâce du langage à l’étendue des connaissances, à la fermeté courageuse des convictions.

C’était un philosophe d’un ordre particulier. M. Caro n’était pas sans doute de ceux qui passent leur temps ou qui mettent leur originalité à édifier des systèmes dans le vide, à découvrir des théories et des formules d’école, à faire de la philosophie avec des abstractions et des quintessences, au risque de substituer leurs conceptions à la vérité humaine. Il n’a point été, si l’on veut, ce qu’on appelle un créateur. Il a été un maître pénétrant et sûr dans la science du critique et du moraliste, maintenant et continuant la tradition française sans s’y asservir, attentif à tous les signes du temps, habile à saisir tous les problèmes et à les dégager de leurs obscurités, étendant son regard à tous les pays où se sont produites des philosophies nouvelles ou prétendues nouvelles. Il a tout compris, tout interprété en homme curieux des manifestations les plus diverses de la pensée humaine, préoccupé de leur signification et de leurs conséquences morales. Il a été un observateur, un analyste savant et précis des spéculations ou des maladies de son siècle, du naturalisme, du pessimisme, du positivisme, il a été aussi