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des lois a quelquefois besoin d’être corrigée par la philosophie de l’Essai sur les mœurs. Si ce n’est point « la fortune qui domine le monde, » on peut douter pourtant que « tous les accidens soient soumis à des causes » qui en déterminent la forme. « Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé, » Mais ce qui est certain, c’est l’influence de Montesquieu sur tous les historiens qui l’ont suivi et sur la manière même de considérer, d’étudier et d’écrire l’histoire. C’est l’Esprit des lois qui a dégagé les historiens de la superstition des modèles antiques, en leur proposant une autre ambition que d’imiter de loin César ou Tite-Live. Ce que l’on n’avait pas clairement discerné dans les Considérations, quoique la méthode y fût déjà tout entière, on le vit à plein dans l’Esprit des lois ; et « comme un ouvrage original en fait toujours construire cinq ou six cents autres ; » quand on l’eut vu, on ne l’oublia plus. Voltaire même, autant qu’il le pouvait, se mit à l’école de Montesquieu, les Anglais suivirent, et de nos jours encore chez Guizot, chez Tocqueville, chez M. Taine enfin, rien ne serait plus facile que de retrouver l’influence de l’Esprit des lois. « Si nous devons reprendre en sous-œuvre l’édifice du maître, a dit quelque part M. Taine, c’est seulement parce que l’érudition accrue a mis en nos mains des matériaux plus solides et plus nombreux. » Et c’est peut-être bien aussi qu’en donnant aux idées de Montesquieu plus d’extension et de portée qu’elles n’en avaient dans sa pensée même, nous les avons un peu dénaturées, mais enfin, ce sont bien les siennes, et celles que l’on en a tirées, elles y étaient contenues, après tout, comme la conséquence l’est dans son principe.

Enfin, — et peut-être est-ce là, de tous les services qu’il a rendus, le plus considérable et le plus oublié, — à cette société du XVIIIe siècle, envahie par le doute et l’incrédulité, Montesquieu vint enseigner la grandeur et, par conséquent, le respect de l’institution sociale. Quelques épigrammes que l’auteur des Lettres persanes ait dirigées contre les institutions de son temps et de son pays, quelques libertés qu’il ait prises, trop souvent, et jusque dans l’Esprit des lois, avec la morale, Montesquieu n’en considère pas moins la société comme la plus belle invention des hommes, si l’on peut ainsi dire, puisque aussi bien elle est la condition, le lieu et la garantie enfin de toutes les autres. C’est pour cela qu’il a écarté de son Esprit des lois toute recherche scientifique et toute spéculation métaphysique sur l’origine et la formation des sociétés. Il lui suffit qu’elles soient. « Je n’ai jamais ouï parler du droit public, a-t-il dit dans ses Lettres persanes, que l’on n’ait commencé par rechercher soigneusement quelle est l’origine des sociétés, — ce qui me parait ridicule. » Il a raison ; qu’importe l’origine, si le droit public ne commence lui-même qu’avec la société formée ? Ne serait-ce pas aussi pour cela qu’il n’a