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imposé sa manière de penser. Le titre importe à peine, et le cadre, et la nature des digressions ; sous le nom de Lettres persanes, de Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains, d’Esprit des lois, Montesquieu, en réalité, n’a jamais écrit qu’un seul ouvrage ; et les huit ou dix volumes de ses œuvres sont huit ou dix volumes de Considérations sur les mêmes matières. C’est un homme qui lit, non pas à l’aventure, mais sans beaucoup de suite, qui médite sur ce qu’il a lu, qui le reprend à son compte, qui le plie aux exigences de sa propre personnalité, qui le transforme en se l’assimilant, — et qui ne réussit pas d’ailleurs à lui imposer une véritable unité. Je veux bien, comme le dit M.- Janet, au début de son Introduction, que « l’Esprit des lois, sans aucun doute, soit le plus grand livre du XVIIIe siècle, » — quoique pourtant l’Essai sur les mœurs, et la Nouvelle Héloïse, et l’Histoire naturelle, dans des genres assez différens, comme l’on voit, soient d’assez grands livres aussi, — mais il faut bien l’avouer, le désordre y est extrême et la lecture en est laborieuse. Bodin, au XVIe siècle, dans sa République, est beaucoup plus prolixe ; il est à peine plus confus. Qui donc a dit que l’intelligence de Montesquieu était en quelque sorte fragmentaire, peu capable d’ordre, et tout à fait inhabile à la composition ? On pourrait ajouter, quelque sujet dont il s’empare, comme il le creuse très profondément, que ses conclusions vont en s’éloignant, en divergeant les unes des autres à mesure même qu’il leur donne cette forme arrêtée et définitive, qui est la sienne. Il ne perd pas sa matière de vue, mais elle lui échappe d’elle-même, et les a mains paternelles, » selon son expression, lui en tombent de découragement : Bis patriæ cecidere manus. Il y a trop de choses dans l’Esprit des lois, trop diverses, et un plan trop vaste.

Plus j’ai lu l’Esprit des lois, et moins j’en ai discerné le véritable objet. Les analyses que l’on en a données ne m’ont pas éclairé davantage, et elles n’ont pas non plus éclairé les autres, puisque autant que j’ai consulté de critiques ou de commentateurs de l’Esprit des lois, autant en ai-je trouvé d’interprètes. L’Essai sur les mœurs, ou le Discours sur l’histoire universelle, voilà qui est clair, qui est lumineux, dont l’objet et l’idée générale, faciles à saisir, faciles à retenir, n’ont jamais fait hésiter personne. Il n’en est pas de même de l’Esprit des lois. « Ceux qui auront quelques lumières, disait Montesquieu dans sa Défense de l’Esprit des lois, verront du premier coup d’œil que cet ouvrage a pour objet les lois, les coutumes et les divers usages des peuples de la terre. » C’est à peu près comme s’il nous disait que son ouvrage a pour objet toute la jurisprudence et toute la politique, toute l’histoire et toute la morale. Il se moque de nous, et sa définition n’est qu’une gasconnade. Mais la vérité, c’est que deux ou trois principaux objets se disputent, dans l’Esprit des lois, la pensée de Montesquieu ;