Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 82.djvu/689

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

elle doit être jugée, et sa conclusion est que, « malgré les nombreuses circonstances atténuantes qui peuvent être invoquées en sa faveur, elle n’excitera dans l’histoire qu’un intérêt médiocre. »

Cependant, qu’il s’agisse d’un fondateur de religion, d’un grand capitaine ou d’une impératrice de France devenue duchesse de Parme, de Plaisance et de Guastalla, l’histoire vraie est toujours plus intéressante que la légende. Il n’y a que le convenu qui ennuie, et bien que Marie-Louise n’eût pas le regard « plein d’horizons intérieurs, » sa figure est curieuse à étudier. La destinée, qui a le goût de l’ironie, s’amuse quelquefois à mettre des âmes médiocres aux prises avec des situations tragiques. Il lui plut de dire un jour à une archiduchesse d’Autriche, bonne personne, d’un esprit assez court : « Je te ferai épouser un grand homme, et il t’en coûtera de l’épouser. Mais tu te réconcilieras bien vite avec ta nouvelle fortune ; ton mari sera parfait pour toi, durant quelques années tu seras heureuse et tu verras le monde à tes pieds. Puis, tout à coup, l’abîme s’ouvrira, et j’y ferai tomber cet homme. La plus noble des vertus est la fidélité au malheur. Tu ne l’auras pas, mais les devoirs inaccomplis laissent toujours dans l’âme un certain malaise. Comment t’y prendras-tu pour le tirer de ce mauvais pas ? » Elle s’en est tirée en rompant résolument avec ses souvenirs, en recommençant à vivre comme si rien ne s’était passé. Elle a oublié ses jours de gloire et les catastrophes où ils s’étaient engloutis ; elle a oublié qu’il y avait à Sainte-Hélène un homme qui se dévorait, qui se mourait, et que cet homme était son mari. Il comptait sur elle pour adoucir ses dernières souffrances et le supplice de sa captivité ; elle n’y a pas songé un instant.

Elle vivait heureuse, tranquille dans son petit Parme. Cependant elle n’était pas de la race des indolens et des apathiques ; elle s’intéressait à beaucoup de choses. Elle n’avait pas non plus le cœur dur : elle était obligeante, d’humeur douce ; mais elle avait juré d’oublier, elle oubliait. Lorsque Kant eut perdu son fidèle domestique Campe, il fut longtemps inconsolable ; mais il s’indignait de sa faiblesse, et pour faire son devoir de philosophe, il écrivait sur son carnet : « Nota bene, il faut que je me souvienne d’oublier Campe. » Marie-Louise était un plus grand philosophe que le sage de Kœnigsberg ; elle vaquait à ses petites affaires, à ses petits plaisirs sans que jamais l’exilé de Sainte-Hélène hantât ses pensées et son sommeil. Quand Chateaubriand la vit, en 1822, au congrès de Vérone, elle était veuve depuis peu ; il la trouva fort gaie : « L’univers s’était chargé du souvenir de Napoléon, elle n’avait pas la peine d’y songer. Nous lui dîmes que nous avions rencontré ses soldats à Plaisance et qu’elle en avait autrefois davantage. Elle répondit : « Je ne songe plus à cela. » Elle prononça quelques mots légers et comme en passant sur le roi de Rome,