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reste avait glissé sur son esprit comme la pluie sur les plumes d’un canard. Quiconque, d’ailleurs, a observé de près ces races primitives a pu remarquer que notre civilisation ne produit nullement sur elles l’effet d’éblouissement que nous supposons. Il en est d’elles comme des enfans qui, en présence d’un paysage merveilleux, n’ont d’yeux que pour une fleurette qui les charme, ou qui, après avoir jeté sur l’Océan un coup d’œil distrait, s’arrêtent émerveillés devant un crabe qui fuit vers un rocher, devant un coquillage qui les tente. Il faut tout au moins une intuition vague des difficultés vaincues et des problèmes résolus pour apprécier ces merveilles dont nous sommes fiers. Elles parlent à nos sens à travers notre esprit, et l’enfant des tropiques débarqué à Londres ou à Paris ne sera frappé tout d’abord que par une foule de détails qui le choqueront : le bruit, la foule dans les rues, le ciel triste et brumeux, l’air étouffé, les maisons hautes et sombres, l’absence d’horizon, de chaleur, de couleur, son attention dispersée, éperdue, ne sachant où se prendre et s’arrêter, trop de formés et d’objets, et dans le nombre aucune forme, aucun objet familier sur lequel reposer sa vue.

Et cela n’est pas vrai, seulement du sauvage, de l’enfant européen né sous les tropiques, mais aussi de l’homme fait y ayant longtemps vécu, mais ayant gardé le souvenir de nos villes, de nos rues, de nos monumens, les revoyant après des années d’absence, et, à son grand étonnement, retrouvant tout plus petit, plus laid, plus étriqué qu’il ne se souvenait. Il lui faut le temps de ramener les objets au point, de s’identifier de nouveau avec ce qui, lui fut familier et ce qui a cessé de l’être. Il lui faut oublier et rapprendre.

Le sauvage n’oublie rien et apprend difficilement. Les idées simples pénètrent seules dans son cerveau, dont le mécanisme n’a pas été assoupli, exercé de bonne heure. Il perçoit : un fait, et un seul à la fois, il en cherche la cause ; distante, compliquée, il ne la saisit pas, cette cause, et devant le fait, passé pour lui à l’état de phénomène inexpliqué et inexplicable, il ne va pas plus loin, il renonça à comprendre et ne s’étonne pas autrement que l’enfant qui ne sait pas encore dire : pourquoi ?

Puis, il faut bien en convenir, notre civilisation, telle qu’elle se révèle à lui, telle qu’elle va le relancer dans ses îles lointaines, sur ses plages ou dans ses forêts, n’est pas toujours pour lui inspirer un grand respect. Elle se présente d’ordinaire sous la forme du trafiquant, débitant d’eau-de-vie ou d’objets sans valeur, spéculant sur ses passions ou sur son enfantine vanité, habile à le tromper ou à le corrompre, luttant de ruse avec lui, entant sur ses vices de sauvage ceux de l’homme blanc. Parfois elle lui apparaît sous la forme de navires baleiniers, d’équipages qui se croient tout permis là où la loi s’existe pas, et où ils ont pour eux, sinon, la supériorité