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et pour qu’elle porte sur son dos ce que je possède. » Dans les tribus où il y a plus d’hommes que de femmes, par suite de l’accaparement des chefs, ceux qui veulent se donner le luxe d’en posséder une se trouvent dans la nécessité d’aller voler quelque autre tribu. Quand, dans leurs expéditions, ils découvrent aux environs d’un village ou d’un campement une femme isolée, ils l’étourdissent d’abord d’un coup de dowak sur la tête, puis la saisissent par les cheveux et la traînent dans le bois le plus voisin pour attendre qu’elle revienne à elle. Dès qu’elle a recouvré ses sens, ils la forcent à les accompagner, et comme, après tout, elle ne fait qu’échanger un maître brutal pour un autre, elle acquiesce ordinairement, bien convaincue qu’une résistance inutile ne ferait que multiplier les coups de dowak.

Au début de tout ordre social, antérieurs à lui, le vol, la rapine, la violence sont et font la loi ; mais de ce chaos informe se dégagent peu à peu les élémens supérieurs. Les rapports sociaux s’imposent même aux plus réfractaires, car la vie solitaire n’est pas dans la nature humaine.

« Tous les hommes, dit Voltaire, vivent en société ; peut-on en inférer qu’ils n’y ont pas vécu autrefois ? N’est-ce pas comme si l’on concluait que si les taureaux ont aujourd’hui des cornes, c’est parce qu’ils n’en ont pas toujours eu ? » Voltaire a raison : c’est dans cet instinct de la vie sociale, du groupement, que se trouvent les premiers germes d’une civilisation latente.

Ils existent aussi chez toutes les tribus sauvages, à l’état rudimentaire, sous forme d’idées souvent incompréhensibles pour nous, parce que le lien qui les relie à d’autres nous échappe. Les sauvages ont toujours une raison pour faire ce qu’ils font et pour croire ce qu’ils croient, mais souvent ces raisons sont absurdes. Leur condition mentale est si différente de la nôtre qu’il nous est fort difficile de suivre ce qui se passe dans leur cerveau. En outre, leur attention, comme celle de l’enfant, se lasse promptement. Ils sont incapables de soutenir une conversation prolongée, et alors ils répondent à tort et à travers pour se soustraire à la peine de réfléchir. Leur esprit vacille.


VII

Les peuplades sauvages passent d’ordinaire par trois phases successives avant d’être mûres à la civilisation. Au début, elles vivent de chasse, puis de l’existence nomade du pasteur, et enfin de l’agriculture, qui forcément les groupe en villages, les attache au sol et, en créant la propriété, crée du même coup des usages et des