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la démonstration avec une insolence et un entêtement extraordinaires qui rappellent Apollonius de Tyane dénonçant la lamie qu’il a découverte chez un de ses jeunes disciples et la forçant à avouer sa nature.

Ces superstitions puritaines ne sont pas représentées dans le livre d’Aubrey aussi copieusement que les superstitions de la renaissance, ce qui est peut-être à son honneur. Il en est tout autrement d’un troisième genre de merveilleux, plus momentané et transitoire que les deux précédens, mais plus touchant, celui qui naquit des tragiques circonstances historiques de l’Angleterre au XVIIe siècle. John Aubrey était né à la veille de la révolution, et sa jeunesse s’écoula au milieu des troubles civils. Il va sans dire qu’il appartenait au parti royaliste, tant par sa naissance, — étant de cette gentry qui composa la force la plus considérable de Charles Ier, — que par sa tournure d’esprit, qui était absolument rétrospective. Il appelle Cromwell l’Attila anglais, et nous le voyons aligner d’assez médiocres vers latins en l’honneur du duc d’York (futur Jacques II). Grâce à ces sentimens, Aubrey, sans trop y penser, s’est trouvé porté à se faire le greffier de toutes les circonstances merveilleuses qu’un si grand événement se passant chez un peuple aussi traditionnel que le peuple anglais, et à une date encore si rapprochée du moyen âge, ne pouvait manquer d’engendrer. Sous ce rapport, son petit livre est un document historique, sinon d’une importance considérable, au moins d’une extrême commodité. Quiconque veut connaître le merveilleux de la révolution d’Angleterre, présages, prophéties, visions, apparitions, coïncidences singulières, songes révélateurs, au lieu de le glaner péniblement dans vingt auteurs différens, peut le chercher dans John Aubrey, où il le trouvera fort épars encore, mais sur un si petit espace qu’il lui sera facile de lier la gerbe.

Ce merveilleux commença de bonne heure. Lorsque le roi Jacques Ier quitta l’Ecosse pour aller prendre possession du trône d’Angleterre, une sorte de vieil ermite, qui avait le don de seconde vue, vint faire ses adieux à la famille royale. Il ne porta qu’une médiocre attention à l’héritier présomptif, le prince Henri, mais s’approchant du futur Charles Ier il se mit à pleurer sur lui comme sur un des princes les plus malheureux qui eussent jamais été condamnés à vivre[1]. Il fallait, en effet, que les menaces suspendues sur la tête du royal enfant fussent bien terribles pour que l’homme à la seconde vue eût ainsi négligé son frère, car il ne se pouvait pas qu’il n’eût pas vu le linceul funèbre enveloppant ce dernier. Henri mourut prématurément, et, dans l’opinion d’Aubrey, le roi Jacques fut quelque peu responsable de sa mort, par suite d’une imprudence.

  1. Anecdote empruntée par Aubrey à l’histoire de Thomas May.