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métaphysique, le siècle des idées innées et celui de la sensation transformée. Ces deux doctrines se tenaient encore en échec l’une l’autre. L’une n’avait pas définitivement vaincu l’autre dans tous les esprits. Non-seulement la tradition cartésienne subsistait encore dans les écoles, mais dans un grand pays, en Allemagne, la métaphysique régnait encore en souveraine ; au moins en fut-il ainsi pendant toute la première moitié du XVIIIe siècle. La philosophie de Leibniz y occupait une aussi grande place que celle de Locke en Angleterre et celle de Condillac en France. Wolf, le grand disciple de Leibniz, fut le maître des écoles pendant plus de quarante ans. Plus tard, Locke et Hume s’introduisirent en Allemagne, mais ils ne trouvèrent pas un terrain bien préparé. Ils avaient ébranlé, mais non renversé, la philosophie de Leibniz. Cependant, cette philosophie elle-même vieillissait ; elle ne se renouvelait pas, dégénérait de plus en plus et en arrivait à n’être plus qu’une philosophie de collège, ou une philosophie de salon.

C’est alors qu’un autre novateur, Emmanuel Kant, vient à son tour essayer de fonder la philosophie sur une base solide et définitive. Comme Descartes, comme Locke, il pense que si l’œuvre a échoué, c’est qu’on s’y est mal pris. La méthode rationnelle de Descartes n’a enfanté que des hypothèses ; la méthode expérimentale de Locke n’a enfanté que le scepticisme. Essayons d’une nouvelle méthode, de la méthode critique. La critique appliquée à la raison ouvre une voie nouvelle. En effet, elle démontrera contre Locke que tout dans l’esprit humain ne se réduit pas à l’expérience, que tout s’explique si l’on veut par l’expérience, excepté l’expérience elle-même, laquelle n’a aucune valeur si elle ne suppose pas des principes qui lui sont supérieurs ; mais en même temps que la critique défend contre Locke des principes a priori, elle croit comme Locke que ces principes sont incapables de fonder une métaphysique, d’atteindre les choses en elles-mêmes, et qu’elles ne sont autre chose que les conditions et les règles de l’expérience. Par ce compromis, Kant pense qu’il a concilié les partisans des idées innées et celles de la table rase ; il croit avoir écarté à jamais les prétentions de la métaphysique, et détruit le rôle de l’hypothèse en philosophie.

Nouvelle illusion : car de cette philosophie circonspecte, qui avait surtout pour objet de fixer des bornes à l’intempérance de l’esprit, va sortir précisément la philosophie la plus ambitieuse, la plus affirmative, la plus intempérante que l’Europe ait jamais connue. De cette philosophie, qui devait couper court à tous les systèmes, naissent en abondance et les uns des autres les systèmes les plus variés : l’idéalisme subjectif de Fichte, l’idéalisme objectif de Schelling, l’idéalisme absolu de Hegel, le réalisme de Herbart, la philosophie de la croyance de Jacobi, la philosophie de la volonté de