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que la pratique de cette science y a été fort intermittente et en somme assez faible ; mais tous les livres de la renaissance en sont remplis, et toute l’histoire politique des XVIe et XVIIe siècles porte la marque de son influence.

Voilà bien des superstition s au compte de la renaissance, et nous pourrions continuer longtemps. Un dernier exemple pour finir, le plus intéressant peut-être. Quel curieux et amusant essai on pourrait écrire sur l’interprétation philosophique des textes par les hommes de la renaissance ! Combien de fois il leur arrive d’ajouter un sens occulte au sens apparent, et de mettre une superstition là où il y a un fait de nature, en sorte que les plus explicables mouvemens de l’âme se trouvent transformés en opérations de magie, et les plus simples phénomènes en influences mystérieuses. C’est ce qui leur arrive notamment pour toutes les choses de l’amour: regards, sourires, inflexions de la voix, rougeurs, pâleurs, chauds rayonnemens du désir, froids rayonnemens du mépris ou d’e la haine. Tout poète érotique se trouve ainsi quelque peu transformé en professeur de magie, et il ne faut pas prendre ce mot de magie dans le sens à demi métaphorique que nous lui donnons aujourd’hui lorsque nous parlons de l’amour, mais dans le sens le plus littéral possible. Cette puissance des regards amoureux ou haineux équivaut pour eux à quelque chose de très analogue à ce qui s’appelle aujourd’hui magnétisme, hypnotisme, suggestionisme, c’est-à-dire qu’une âme a par le regard la puissance de s’enchaîner une autre âme, mieux que cela, d’en modifier la substance. « Les regards de l’envie et de la malice blessent subtilement aussi, dit notre Aubrey, qui vient de parler des regards de l’amour ; l’œil de la personne malicieuse infecte réellement et rend malade l’esprit de l’autre. » Notez cette expression d’infecter par le regard; elle se rencontre fréquemment chez lies écrivains de la renaissance, et dit comment il faut entendre leur pensée sur cette fascination de l’œil. Il y a tel passage de Marsile Ficin où, avec une audace qui n’appartient qu’à la seule renaissance, et dans la renaissance qu’à la seule Italie, cette prise de possession d’une âme par une autre âme au moyen de cette infection du regard est décrite et expliquée de manière à lever tous les doutes. Si la crédulité populaire des divers pays n’avait pas inventé le mauvais œil, les hommes de la renaissance auraient aisément comblé cette lacune.

Ce que nous venons de dire pour la renaissance peut se dire également pour la réforme, avec cette aggravation que les superstitions qui lui furent propres ou qui reçurent d’elle une vie nouvelle ne s’attaquèrent pas seulement aux lettrés, mais descendirent dans les plus humbles classes du peuple. La réforme put bien attaquer