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cachots horribles, et, après leur mort, on leur refuse la sépulture. Nous voilà aussi loin que possible de la tolérance. Cicéron, un des esprits les plus larges et les plus libres de son temps, qui ne croit guère aux dieux et se moque si plaisamment des augures, n’admet pas plus que les autres qu’un citoyen s’affranchisse du culte de son pays, et il se croit obligé de rééditer, dans son Traité des lois, la vieille prescription contre les religions étrangères : separatim nemo habessit deos ; neve novos, site advenas, nisi publice adscitos, privatim colunto. Pendant toute la durée de la domination romaine, je ne vois pas un seul sage, fût-il un sceptique, comme Pline l’Ancien, un libre penseur dégagé de tous les préjugés, comme Sénèque, un philosophe honnête et doux, comme Marc-Aurèle, qui ait paru soupçonner qu’on pourrait accorder un jour des droits égaux à toutes les religions de l’empire.

Seuls, les chrétiens l’ont pensé et l’ont dit ; et ils pouvaient seuls alors le penser et le dire. C’est la grande originalité du christianisme d’être prêché à toutes les nations à la fois, de ne pas s’adresser à un seul pays, mais à l’humanité entière. En plaçant le royaume de Dieu en dehors de ceux de la terre, il a distingué la religion et la nationalité, que les républiques anciennes avaient jusque-là confondues. Dès lors, un citoyen n’est pas enchaîné à une croyance uniquement parce qu’il est né dans la ville où elle domine. L’état n’étant plus nécessairement identifié avec un culte particulier peut laisser vivre les autres, et la tolérance devient possible. Telle était la conséquence qui découlait des principes mêmes du christianisme ; les persécutions dont il fut victime lui apprirent à l’en tirer. Quand les premiers apologistes répètent sans cesse à leurs adversaires : « De quoi nous accusez-vous ? Si l’on prouve que nous sommes rebelles, factieux, voleurs, homicides, qu’on nous condamne. Mais si nous n’avons commis aucun de ces crimes, qu’on nous laisse en liberté, » que voulaient-ils dire, sinon qu’on ne doit punir personne pour sa croyance, et que la loi ne doit frapper que ceux qui violent la morale commune ? Ces idées encore un peu confuses ne tardent pas à se préciser. Tertullien les exprime avec une clarté et une énergie admirables : « Le droit commun, la loi naturelle veulent que chacun adore le dieu auquel il croit. Il n’appartient pas à une religion de faire violence à une autre (non est religionis cogere religionem). Une religion doit être embrassée par conviction et non par force, car les offrandes à la divinité exigent le consentement du cœur. » Lactance, un siècle plus tard, dit à peu près la même chose : « Ce n’est pas en tuant les ennemis de sa religion qu’on la défend, c’est en mourant pour elle. Si vous croyez servir sa cause en versant le sang en son nom, en multipliant les tortures, vous vous trompez. Il n’y a rien qui doive être plus librement embrassé que la religion. »