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ne me met pas du tout à l’aise ; je n’en veux plus, il me faut des faits. » — Ce mot de monnaie, répété avec insistance, fit penser à Valori que ce n’était peut-être pas là seulement une métaphore : — « Aussi je crois, disait-il en rendant compte de cet entretien orageux, que la chose deviendrait moins difficile si on pouvait au moins lui faire envisager un dédommagement de ses dépenses. Il lui faut de l’argent, cela est sûr et certain[1]. »

En réalité, bien que dépité et découragé de se voir si mal secondé, Frédéric hésitait encore. Il lui en coûtait de couper le dernier fil qui le rattachait à l’alliance française pour se retrouver isolé, à bout de ressources, et, malgré les plus éclatans faits d’armes, obligé, en définitive, de s’en remettre à la discrétion, peut-être à la charité britannique. Ballotté ainsi entre deux partis, dont aucun ne se présentait dans des conditions conformes à ses vœux, ne réussissant au point où il l’aurait voulu ni à stimuler la France, ni à séduire l’Angleterre, son irritation et son anxiété étaient extrêmes, et ses ministres lui entendaient dire : « — O profondeur ! ô abîmes ! l’esprit humain ni tous les politiques de l’univers ne peuvent vous pénétrer ni nous éclairer ! » — « Je le regarde avec terreur, disait son secrétaire particulier Eichel, son front chargé de nuages et ses yeux dont les regards annoncent des orages[2]. »

Le dénoûment, qu’il n’était que trop aisé de prévoir, vint bientôt mettre un terme à ses incertitudes. Marie-Thérèse, en effet, informée de l’affaiblissement de l’armée de Conti, encouragée d’ailleurs par l’attitude expectante et indécise de ses deux adversaires, donna l’ordre au corps d’armée qu’elle avait encore en Bavière de se porter à la rencontre de celui qui revenait de Flandre, et dont le duc d’Arenberg avait cédé le commandement au comte Bathiani. La jonction des deux généraux autrichiens s’opéra en avant de Francfort, sous les yeux mêmes de Conti, qui ne se crut pas en force pour s’y opposer. Puis, quand il se vit en face de ces deux troupes qui, réunies, comptaient plus de cinquante mille hommes, il eut encore

  1. Valori à d’Argenson, 21 juin 1745. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  2. Pol. Corr., t. IV, p. 235. — Droysen, t. II, p. 520 et suiv. La preuve qu’à ce moment Frédéric hésitait encore à se séparer définitivement de l’alliance française, c’est que, dans le cours de ce même mois de Juillet, il consentit encore à tenter, par complaisance pour le ministre français, un suprême effort auprès d’Auguste III, afin de le détacher de l’Autriche en lui promettant un agrandissement en Bohème pour son électorat, la dignité impériale pour lui-même et la succession au trône de Pologne pour son second fils. Je ne mentionne pas cette proposition dans ce récit, parce qu’elle n’aboutit à aucun résultat et que je doute que Frédéric y eût jamais attaché une importance sérieuse. — Vaulgrenant et Valori à d’Argenson, juin et juillet, passim. (Correspondance de Saxe et de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)