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grand nombre de mécontens. Les uns se sont trouvés confondus dans la foule et les autres ont jugé qu’ils n’étaient pas à leur place. Il a fait le duc de Gramont maréchal de France de sa propre autorité ; enfin, il s’est trouvé tant de fautes qu’il été obligé de faire plusieurs corrections. Il y a, dans ce moment-ci, cinq éditions, et ce n’est qu’à la cinquième qu’il a cru ce poème en état d’être présenté à la reine[1]. » — C’est pourtant avec l’envoi de cette édition que Voltaire croyait pouvoir écrire encore à d’Argenson : — « Le roi est-il content de ma petite drôlerie ? Seriez-vous mal reçu, monseigneur, à lui dire qu’en dix jours de temps, il y a eu cinq éditions de sa gloire ? N’oubliez pas, je vous prie, cette petite manœuvre de cour[2]. »

Luynes ajoute quelques jours après : — « Quoique M. de Richelieu ait bien fait dans la bataille, on trouve que Voltaire en a trop dit sur lui, et ceux à qui le succès de cette journée est véritablement dû ont paru blessés de ces louanges excessives. » — Ce fut là, en effet, le point délicat et l’écueil contre lequel Voltaire, malgré toute son adresse, ne put éviter de donner en plein. Écrivant sous la dictée du marquis d’Argenson et entraîné, d’ailleurs, par son amitié, il avait fait à celui qu’on lui désignait comme le Bayard de la journée une part telle qu’en réalité, pour ceux qui savaient lire, tout l’honneur lui était attribué. N’y eût-il en que ce seul fait que dix à douze vers étaient consacrés aux mérites de Richelieu, tandis que Maurice, et le roi lui-même, n’en avaient, chacun à son compte, que quatre ou cinq, cette inégalité à elle seule eût été significative. Maurice, pourtant, paraît n’y avoir pas pris garde à une première lecture, la joie de son triomphe qui durait encore le rendant très généreusement prodigue d’éloges envers tous ceux qui y avaient concouru. Il témoigna même son contentement par un billet de sa main à Mme du Châtelet, qui ne contenait aucune réserve. Mais il ne tarda pas à apprendre, et il ne manqua pas de gens pour lui faire savoir que Richelieu, avec sa jactance habituelle, se vantait tout haut d’avoir, à lui seul, rétabli une partie désespérée, arrêté la fuite du roi et la déroute de l’armée, en un mot préservé le royaume et la royauté d’un irrémédiable désastre. Ces forfanteries, accompagnées de critiques sans ménagement sur les dispositions prises par le maréchal, étaient répétées à tous les échos par les amis des deux

  1. Journal de Luynes, t. VI, p. 469. — Voici encore un échantillon des satires dont Voltaire fut l’objet :
    Il a loué depuis Noailles,
    Jusqu’au moindre petit morveux,
    Portant talon rouge à Versailles…
  2. Voltaire à d’Argenson, 20 et 20 mai 1745. (Correspondance générale.)