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n’avait pas de cour à qui il dût chercher à plaire ; ce n’était pas le cas de Voltaire, qui ne pouvait pas ou ne crut pas devoir donner aussi librement carrière à son imagination. Loin de là, il se tint aussi près que possible du récit des faits, afin de pouvoir mentionner et louer tous ceux qui avaient pris part à l’action, rois et princes, généraux et régimens, et les morts aussi bien que les survivans. Le résultat fut que sa verve se trouva souvent refroidie par ce soin de n’omettre et de n’oublier personne. Il ne lui fallut pas inscrire, en trois cents rimes, moins de cinquante-sept noms propres, qui n’étaient tous ni harmonieux ni sonores, et dont le rapprochement gênait singulièrement l’allure du vers et l’essor de la pensée. Il convenait lui-même de la peine que lui donnait ce tour de force. — « La tête me tourne, disait-il à un de ses amis ; je ne sais comment faire avec les dames, qui veulent toutes que je loue leurs cousins et leurs greluchons. »

L’œuvre achevée cependant, tellement quellement, ayant peut-être le sentiment que, malgré de réelles beautés, elle se ressentait de la hâte qu’il avait mise à la faire et de la gêne qu’il s’était imposée, il crut devoir, pour en assurer le succès, la mettre tout de suite et à peine éclose sous le patronage des puissans du jour. Le premier et le mieux servi devait être naturellement le marquis d’Argenson, dont le récit, assez inexact, avait fourni le texte, et, comme nous disions au collège, la matière du développement poétique. Aussi le ministre reçut-il la pièce dès le 20 mai au soir, avec ce billet empressé : — « Vous m’avez écrit, monseigneur, une lettre telle que Mme de Sévigné l’eût faite, si elle s’était trouvée au milieu d’une bataille. Je viens de donner bataille aussi, mais j’ai en plus de peine à chanter la victoire que le roi à la remporter, et j’ai la fièvre à force d’avoir embouché la trompette. Je vous adore. »

L’approbation de d’Argenson n’était pas douteuse. Mais Voltaire en voulait encore une, sinon plus haute, au moins plus délicate à ménager, parce qu’elle ouvrait un chemin plus discret et plus sûr vers la faveur royale. Aussi un envoi ne lui parut-il pas suffisant : c’était une offrande personnelle qu’il voulait déposer aux pieds d’une divinité nouvelle, dont l’éclat voilé frappait pourtant déjà les yeux clairvoyans. Je veux parler de la belle d’Etiolés, qu’on commençait déjà à appeler la marquise de Pompadour, et pour qui on préparait à petit bruit, à Versailles, l’appartement de Mme de Châteauroux. Voltaire lui fit demander un rendez-vous, en accompagnant sa demande d’un de ces impromptus galans dont il avait le secret, et qui, bien mieux que les sonnets dont parle Boileau, valent à eux seuls un long poème :