Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 82.djvu/469

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

encore les entr’actes, et les quelques mesures d’orchestre semées çà et là au cours de la partition. L’apparition du génie de l’air, l’entr’acte en fa, l’apparition de la fée des Alpes et le ranz des vaches sont de petits bijoux. Un grand paysage de Suisse tient dans ces deux derniers morceaux. L’un n’est qu’un bruissement de violens qui murmurent comme une cascade légère ; l’autre, une simple phrase de cor anglais redite par l’écho. Il suffit ainsi de quelques notes pour qu’on se sente en pleine montagne, en pleine solitude, en plein silence, pour qu’on respire l’air vierge des cimes glacées ; mais il faut des notes comme celles-là.

La partie humaine de Manfred, si ce poème singulier a quelque chose d’humain, ne le cède pas aux tableaux de nature. Schumann n’a pas osé faire chanter le héros lui-même, mais tout chante autour de lui. À son appel, les élémens prennent une voix, et la voix qui convient à chacun d’eux. Le génie de l’air, le génie des eaux murmurent doucement, le génie de la terre est plus lourd. Le quatuor des esprits infernaux est une admirable page, toute chargée de haine et de malédictions. Plus belle encore est l’évocation d’Astarté. C’est là une des meilleures inspirations de Schumann, et l’une des plus personnelles. Lui seul a connu cette amertume, lui seul a trouvé de ces mélodies qui brûlent comme des larmes. Lui seul aussi pouvait achever Manfred par un de ces tableaux où il excelle. Le héros est mort désespéré ; alors, dans le lointain, au fond des vagues horizons témoins de ce drame étrange, s’élève un chant de Requiem. On ne sait au juste quelle âme vient de partir, ni quelles voix prient pour elle ; mais ces quelques notes sont si funèbres, si désolées, qu’elles éveillent en nous l’inquiétude de la mort et de l’éternité. Décidément les plus belles œuvres ne sont pas celles qui prétendent tout dire, mais celles qui laissent le plus à penser.

L’exécution de Manfred au Châtelet a été bonne. Bonne aussi, l’exécution de la Symphonie légendaire, où les cuivres se sont particulièrement distingués. La vogue relativement récente des concerts Lamoureux ne semble pas nuire à la popularité plus ancienne des concerts Colonne. À l’Éden et au Châtelet, tout est différent : chef d’orchestre, interprétation, répertoire et public. Certes, l’orchestre de M. Lamoureux est excellent, et tout bien pesé, le premier peut-être. Nul autre n’obéit avec cette discipline et cette rapidité, ne joue avec cette netteté et cette précision. Wagner surtout est rendu à l’Éden mieux que partout ailleurs, partout, même en Allemagne, Bayreuth excepté. Ni le premier acte, ni la Chevauchée de la Valkyrie ne marchent à Dresde, et surtout à Bruxelles, comme à Paris. Mais Wagner à la longue gâte la main comme l’oreille et comme la voix. De même que les Yseult et les Brunehilde ne savent plus être des Valentine,