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à dire, le musicien conclut avec une sorte de rage, comme s’il voulait briser le moule de la statue achevée. On a dit que la symphonie de M. Saint-Saëns était l’œuvre d’un chimiste musical ; soit, mais d’un chimiste qui saurait faire de l’or.

Quant à l’orchestration, elle est au-dessus de tout éloge. Le compositeur joue de l’orchestre comme du piano ; il l’a sous les doigts. Personne ne possède au même degré que M. Saint-Saëns l’instinct et la science des sonorités. Toujours les combinaisons des timbres ajoutent à l’intérêt, à la beauté de l’idée ; jamais elles n’en masquent la pauvreté, encore moins l’absence. Et la probité n’est pas seulement dans la forme, mais dans le fond de ce talent sérieux et solide. Une pareille œuvre ne dérobe point par surprise une admiration superficielle et passagère dont on craigne d’avoir un jour à revenir ; on l’aime tout de suite et tout de bon. C’est bien au Conservatoire qu’il appartenait déjouer la symphonie en ut mineur ; comme le disait Gounod, elle a sa place au Louvre.

C’était au Conservatoire aussi de nous donner la messe en de Beethoven. On l’avait annoncée, étudiée même, et puis on a remis ce beau projet à la saison prochaine. À ce propos, il est permis de regretter que nos orchestres ne fassent pas entendre plus souvent des œuvres anciennes ou modernes dans leur intégrité. Partout l’on n’exécute guère que des fragmens, et le public ainsi ne peut se faire ou se refaire des œuvres et des hommes que des idées incomplètes. Il serait bon que pendant la semaine sainte, par exemple, on pût renouveler connaissance avec les oratorios ou les messes classiques, sans parler de certaines partitions contemporaines, comme le Requiem de Verdi, le Déluge de M. Saint-Saëns, la Marie-Magdeleine ou l’Eve de M. Massenet, qui reçoivent de trop rares honneurs.

Des trois chefs d’orchestre parisiens, M. Colonne a le plus de goût pour les exécutions complètes. C’est à lui que nous devons d’entendre parfois tout Struensée, d’avoir entendu tout Manfred. L’audition musicale et dramatique de l’œuvre de Schumann a été fort intéressante. M. Émile Moreau a fait du poème byronien une nouvelle et remarquable adaptation ; c’est plaisir d’ouïr à la fois de belle musique et de beaux vers. Aussi bien, cette forme du mélodrame, cette association de la déclamation et de la symphonie agit très puissamment sur les nerfs ; les maîtres ont souvent obtenu d’elle des effets saisissans ou délicieux. Egmont, le Songe d’une nuit d’été, Struensée, l’Arlésienne sont, comme Manfred, des chefs-d’œuvre en ce genre. Qui sait ? L’avenir du drame lyrique est peut-être dans cette voie. Peut-être l’opéra, de plus en plus symphonique et de moins en moins vocal, finira-t-il par abandonner, après le chant, la parole elle-même, et se réduire à des pantomimes, qu’un orchestre merveilleusement expressif accompagnera.