Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 82.djvu/465

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ni chez les autres, fût-ce au pays de Schumann, de Raff et de Brahms. Elle ne se nomme ni légendaire ni romantique, cette symphonie-là ; elle n’a besoin ni de titre ni de commentaire ; elle revêt hardiment la forme austère des vieux chefs-d’œuvre. Certes, nous aimons la parole chantée, et l’opéra ou le drame lyrique ; mais la musique instrumentale est une manifestation plus pure encore du génie, et la beauté de l’art symphonique excuserait presque l’anathème de Grillparzer sur ceux « qui mêlent des mots aux subtiles émanations de l’âme, et renouvellent le sacrilège des anges du Seigneur s’unissant aux filles de la terre. » C’est aux fortes leçons de la musique instrumentale que s’est formé le talent de M. Saint-Saëns, Sa muse est sérieuse, « et même un peu farouche, » plus sévère par exemple que celle de M. Massenet. Elle préfère les accords de sa lyre aux sous de sa propre voix. M. Saint-Saëns est avant tout un symphoniste, un musicien d’orchestre encore plus que de théâtre, fils de Bach et de Beethoven plutôt que de Weber et de Meyerber. Il a montré ici toutes les qualités des grands maîtres : l’imagination et la raison, la fantaisie et l’ordre, la profondeur et la clarté. Cette symphonie est plus symphonique que pas une ; je n’en connais pas d’autre, fût-ce parmi les plus illustres, qui soit traitée avec plus de rigueur, où l’idée maîtresse domine davantage et rassemble autour d’elle des éléments plus variés et plus dociles à la fois.

Après quelques mesures d’introduction, cette idée, souveraine de l’œuvre, s’expose dans son intégrité. Elle est de qualité rare, et les amateurs de « mélodie » peuvent la goûter sans honte. Mendelssohn en aimerait la mélancolie, l’inquiétude redoublée par la trépidation des notes répétées. Voilà un thème assez fort pour soutenir presque toute une symphonie, assez déterminé pour qu’on le reconnaisse, soit entier, soit par fragmens, dans ses développemens et ses métamorphoses. Il se transforme bientôt, et quand un second motif intervient, il l’accompagne de ses frissons continus. Au-dessus éclate alors une phrase passionnée qui descend des hauteurs des violens ; puis le second motif s’affirme à son tour ; l’un et l’autre alternent et se croisent. La phrase principale se morcelle, se coupe de silences ; elle prend le rythme d’un Dies iræ haletant, que traversent des lueurs d’espoir. Les hautbois gémissent et les trombones scandent le trémolo pathétique des instrumens à cordes. Tout se mêle et fermente ; des lambeaux de phrase cherchent à se réunir, les timbres s’appellent, les harmonies veulent se rejoindre ; enfin, le travail symphonique se poursuit jusqu’à ce que, de cet orchestre en fusion, l’idée rejaillisse encore plus belle et mieux trempée. La rentrée, décisive en toute symphonie, est ici d’une incomparable puissance. Elle donne le frisson des grandes beautés et la double joie particulière à la musique symphonique : joie