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mortel. la terre la labourée, la lune la brillante. — Ici encore, nous demanderons à M. Wundt ce qu’il y a de mystérieux et de vraiment libre dans l’attention prêtée par les peuples primitifs aux caractères des choses qui les intéressaient le plus. Il est clair que l’esprit n’est pas un miroir passif : l’être vivant fait un triage dans ses sensations suivant les convenances et les nécessités de sa nature, comme les cordes tendues vibrent seulement sous l’influence des sons qui ont avec elles des rapports harmoniques. Helmholtz a montré, dans son Optique physiologique, combien il y a de sensations visuelles dont nous ne nous apercevons pas, — Taches aveugles, mouches volantes, images consécutives, irradiation, franges chromatiques, changemens marginaux de couleur, doubles images, astigmatisme, mouvemens d’accommodation et de convergence, antagonisme des deux rétines, etc. Nous ne savons pas même sur lequel de nos yeux tombe une image, jusqu’à ce que nous ayons appris à discerner la sensation locale propre à chaque œil; aussi peut-on, depuis des années, être aveugle d’un œil et ne pas le savoir. Y a-t-il dans tout cela l’action d’un pouvoir indépendant et supérieur à l’association ordinaire? Nullement; dans le chaos des sensations, nous réagissons nécessairement à l’égard de celles qui ont pour nous de l’agrément ou de l’utilité, ou qui sont en elles-mêmes plus intenses et plus distinctes.

— « Mais, objecte M. Wundt, on ne peut établir de rapport constant et mesurable entre l’action déterminante des motifs extérieurs et la réaction de l’aperception intérieure : la loi de la matière est la conservation de l’énergie; la loi de l’esprit est une production illimitée d’énergie[1]. » — Nous ne saurions entrer ici dans une discussion sur le déterminisme universel ; mais, prises à la lettre, les propositions de M. Wundt nous semblent insoutenables; le déterminisme psychologique est sans doute beaucoup plus flexible, plus indéfini, plus incalculable que le déterminisme physiologique; ce n’en est pas moins, à nos yeux, un déterminisme. La « production d’énergie intellectuelle » n’est point illimitée[2] ; l’attention n’est libre que d’une liberté toute relative; « l’aperception » est une certaine quantité de force donnée à une image, à une idée, elle est une des conditions de ce que nous appelons l’idée-force, mais la réaction mentale qui la constitue est elle-même déterminée par l’état général de la sensibilité, par l’intérêt que nous prenons

  1. Logique, t. II, p. 507.
  2. M. Richet compare ingénieusement l’animal à « un mécanisme explosif, mécanisme d’autant plus parfait que l’intervention d’une force de plus en plus faible pourra déterminer une explosion de plus en plus forte; » cette explosion n’en est pas moins toujours déterminée par des lois inflexibles.