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et toute rupture d’équilibre offre le caractère tranché d’un certain mode de sentir. Nos platonisans profitent de ce que l’impression produite par des objets semblables est un sentiment de retour à l’équilibre et d’état neutre pour en faire un acte mystérieux du pur esprit, étranger à tout sentiment.

De plus, les platoniciens raisonnent toujours comme si les sensations étaient des objets successifs séparés par des vides, qui auraient besoin d’être rapprochés ensuite par l’esprit pur. Ils oublient cette continuité naturelle et cette fusion spontanée des images dont un jouet scientifique, le zootrope, suffit à donner une preuve frappante. On sait que le zootrope présente successivement à la rétine une série d’images représentant les divers temps d’un mouvement complexe, comme celui d’un homme qui jongle; quand la rotation est assez rapide, les sensations se fusionnent et vous donnent l’impression d’un personnage unique qui fait des mouvemens continus. Donc les impressions différentes, comme les impressions semblables, viennent d’elles-mêmes coïncider dans la conscience, et il en résulte une impression composée, dont le mode particulier de composition s’appelle tantôt similitude, tantôt dissimilitude.

D’ailleurs, pourrait-on dire aux modernes platoniciens, s’il n’y avait pas déjà, dans le sentiment même des choses inégales ou égales, différentes ou semblables, dans l’impression spécifique qu’elles produisent en nous, quelque signe d’égalité ou d’inégalité, quelque symptôme de différence ou de similitude, comment votre jugement « intellectuel » reconnaîtrait-il que la différence ou l’inégalité commence ici, que la ressemblance commence là? Comment ne « brouillerait-il pas, » selon les expressions mêmes du Parménide, toutes les applications qu’il doit faire de rapports purement intellectuels entre des choses qui ne lui donnent, selon vous, aucun sentiment de ces rapports? N’est-ce pas aussi impossible que de déclarer une chose bleue sans avoir la sensation de la couleur bleue et par un acte de pensée pure? L’intellect ne peut être arbitraire; il faut qu’il soit d’abord fondé dans le sens in sensu, même quand il saisit des relations.

Est-ce à dire que tout s’explique par la sensation brute? Non. Outre la sensation proprement dite et ses combinaisons, il faut introduire dans le problème deux autres élémens : l’émotion agréable ou pénible et la réaction motrice de la volonté. En effet, c’est sous forme d’émotion que s’est révélée primitivement à nous la différence, le changement. La première différence que l’être animé saisisse, c’est celle du malaise et de l’aise ; le premier éveil de l’intelligence est la douleur. Toute douleur apparaît comme un état nouveau, faisant contraste avec l’état ancien