Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 82.djvu/410

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui peuvent être favorables ou défavorables à notre existence, et seulement dans la proportion des nécessités ou des appétits de notre espèce. Aussi n’est-il aucun de nos sens qui n’ait été surpassé de beaucoup par l’organe correspondant de quelque autre espèce animale, pour laquelle une plus grande finesse de perception était une condition d’existence : nous n’avons ni l’œil de l’aigle ni l’odorat du chien. Peut-être certaines espèces ont-elles un sens de l’orientation qui nous manque et que nous aurions eu si, comme l’aiguille aimantée, nous eussions été dans la nécessité de nous tourner vers le nord. Nos yeux sont sensibles aux couleurs du spectre, mais ils ne saisissent pas l’ultra-violet, qui joue pourtant un grand rôle dans la végétation. Dans l’univers il peut exister des animaux ayant des sensations toutes différentes des nôtres : ils ont, sans doute, avec la même volonté de vivre, des formes . de perception et de raisonnement analogues aux nôtres, mais la matière de leurs sensations, leur liste de sensations peut être toute différente. Cette notion est familière depuis Micromégas. Entre le plus haut son sensible, qui n’a pas quarante mille vibrations par seconde, et le plus bas rayon de lumière perceptible, ayant à peu près quatre quatrillions d’ondulations par seconde, il existe un nombre énorme de mouvemens rythmiques dont aucun n’a obtenu sa contre-partie subjective dans l’organisme humain. Les sensations correspondantes n’eussent pas été d’un grand usage comme signes ou comme guides de la volonté pour les habitans de notre planète, ce qui fait qu’elles ne se sont pas développées par sélection ; mais qui sait si elles ne sont pas les plus utiles de tous les guides dans quelque autre monde et si elles n’y remplissent pas entièrement la conscience de ses habitans?

On voit l’importance de la sélection naturelle dans le développement de la sensibilité. La nature est comme un vase immense auquel viennent puiser tous les êtres et où chacun finit par distinguer et trier ce qui doit alimenter sa propre existence, satisfaire son « vouloir-vivre : » peu à peu, les diverses espèces arrivent à reconnaître ce qui leur est conforme ou contraire par des sensations souvent aussi fines que celles du dégustateur, qui, dans une liqueur complexe, discerne l’arôme subtil de tel ou tel élément. Si nous étions sensibles à toutes choses d’une sensibilité distincte, notre être serait d’une impressionnabilité trop grande pour pouvoir conserver son capital d’énergie : nous serions usés, brûlés, consumés en un instant; il a donc fallu, d’un côté, que notre sensibilité s’émoussât et, de l’autre, qu’elle s’aiguisât : de là des ombres et des lumières dans le tableau de la conscience; de là des lacunes et des vides apparens entre nos diverses sensations distinctes, comme il y a un vide apparent entre les étoiles brillant dans la nuit. C’est