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en moi-même l’action de l’univers et le raccourci de son histoire. En d’autres termes, l’organisme humain a théoriquement la possibilité de refléter en soi et de percevoir (comme disait Leibniz) tous les phénomènes ou mouvemens de la nature ; mais, en réalité, il ne les aperçoit pas tous, c’est-à-dire qu’il ne les saisit pas à part, qu’il n’a pas pour chacun une sensation spéciale et consciente. Tous les phénomènes luttent, en quelque sorte, pour entrer dans ma conscience et y vivre de la vie sensible ; les impressions et les mouvemens du dehors sont en concurrence pour pénétrer dans mon organisme, dans mon cerveau, dans ma sensibilité ; et il en fut toujours ainsi, depuis des siècles, pour tous les êtres vivans en qui se trouvait le germe du sentiment. Mais, dans cette lutte de toutes les impressions pour la victoire, il n’en est qu’un certain nombre qui l’ont emportée, qui se sont ouvert des voies dans la matière organisée et s’y sont créé des centres d’action. Ces voies sont les nerfs, ces centres sont les organes des sens. Quelle est donc, en définitive, la grande force qui a déterminé la formation de tels ou tels sens, organes de condensation et de précision?

Cette force fut l’intérêt même des êtres. C’est une haute pensée de Darwin que, dans la nature organique, il ne se développe que des organes utiles à l’individu et à l’espèce. Reste seulement à savoir en quoi consiste cette utilité qui a déterminé la genèse des organes en général et, en particulier, la genèse des organes des sens. Est-ce une utilité intellectuelle, ou toute sensible? Les sens, en d’autres termes, ont-ils eu d’abord pour objet la connaissance, ou l’action et la jouissance? — Évidemment, l’utilité fut d’abord toute vitale et sensible. Les sens ont été organisés, par voie d’adaptation progressive, non pour servir à des connaissances intellectuelles et spéculatives comme celles dont parle Platon, mais pour répondre aux besoins très pratiques de l’appétit et du « vouloir-vivre. » Les yeux n’ont pas été faits pour contempler, mais pour avertir d’un danger et pour faciliter la prise d’une proie ; on ne peut même pas dire qu’ils aient été faits pour voir, mais plutôt pour pressentir la peine ou la jouissance, et pour agir. Tous les organes des sens sont des moyens de faire accomplir les mouvemens de fuite ou de poursuite, qui eux-mêmes ont pour but dernier la fuite de la douleur et la poursuite du plaisir. La loi primitive de l’appétit et du vouloir, c’est de déployer le plus d’énergie avec la moindre peine, par cela même d’obtenir le maximum de jouissance avec le minimum de souffrance. En vertu de cette loi, c’est le rapport des sensations aux émotions agréables ou pénibles, d’une part, et, d’autre part, aux mouvemens correspondantes, — mouvement en avant ou mouvement de recul, — qui a déterminé, parmi toutes les sensations possibles, le triage