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étapes son talent se transforme peu à peu. De plus en plus il se préoccupe de la force, de l’expression de la vie et des sentimens. Il profite à la fois de la nature, des œuvres de ses prédécesseurs et de ses rivaux, des modèles antiques dont il est si capable d’apprécier la beauté. En même temps que son talent gagne en ampleur, par une gradation en quelque sorte parallèle, il voit augmenter également le nombre et l’importance de ses patrons. Ses nouvelles amitiés, d’ailleurs, ne lui font jamais oublier les anciennes.

Le moment de l’arrivée à Rome marque l’apogée de la carrière artistique de Raphaël. Là encore cette faculté d’assimilation qui a déjà joué un si grand rôle dans son développement lui viendra en aide. Avec sa clairvoyance habituelle, il comprend aussitôt ce qu’on attend de lui, et il se donne ou il complète les qualités qui lui manquaient. Les reconnaissant chez ses rivaux, il s’applique à les leur dérober, comme s’il se proposait «de les vaincre avec leurs propres armes, » ainsi que le lui reprochait Michel-Ange, qui, exagérant encore, dans son humeur morose, cette disposition de son brillant rival à prendre son bien là où il le trouvait, disait injurieusement que « tout ce que Raphaël savait en matière d’art, il le tenait de lui. »

En repassant cette vie où les facilités les plus enviables se présentent au moment le plus opportun, en pensant même à cette mort qui, survenue ainsi en pleine gloire, semble le suprême couronnement d’une pareille vie, n’avions-nous pas raison de le dire, il n’est guère d’existences auxquelles la fortune ait à ce point prodigué ses faveurs les plus rares. Mais, après avoir fait la part de ces dons heureux et de cette souplesse de tempérament qui s’accommode si merveilleusement aux circonstances, il convient de rechercher comment, parmi ces milieux si divers où s’est façonné son talent, Raphaël a cependant conservé sa physionomie propre et son originalité.


III.

A travers ces influences nombreuses auxquelles Raphaël est exposé et que son désir de progrès le porte même à rechercher, il y a, en effet, une personnalité qui persiste et une intelligence d’une nature très particulière, nette, vive, pénétrante, très réglée et amie de la mesure. Elle est mise par le maître au service de son art ; elle l’éclairé et le guide dans toutes ses recherches. Grâce à elle, il saura, dès le début, discerner les enseignemens qui conviennent le mieux à son tempérament. Même quand il semble s’abandonner le plus complètement, il se cherche lui-même et il poursuit sans trêve la réalisation de cette « certaine idée » qui est en lui et qu’instinctivement ou de propos délibéré il veut exprimer. Cette idée, il lui restera jusqu’au bout fidèle; elle le préservera des écarts, des exagérations,