Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 82.djvu/320

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dames protestantes dont elle fut l’amie, le conseil et parfois le guide. Malgré sa mort, malgré les oscillations qui en résultèrent, les écoles sont aujourd’hui en pleine floraison ; je les ai visitées, mais avant d’y mettre le pied, je suis allé parcourir la cité du Soleil ; avant d’examiner la fontaine, j’ai voulu connaître le réservoir.

Au no 66 de l’ancienne route de la Révolte, qui est actuellement l’avenue Victor-Hugo, s’ouvre une baie surbaissée par laquelle on pénètre dans une cour étroite et sombre, semblable à une ruelle d’aspect sinistre : en y entrant, j’ai involontairement pensé à la rue des Hebdomadiers où mourut Fualdès. Ce couloir est fermé à l’extrémité par une porte de bois dont je ne soulève pas le loquet rouillé sans quelque difficulté. Devant moi s’allonge la cité du Soleil : Héliopolis ! O Baalbeck ! je ne t’aurais point reconnue ! mais j’ai cru me trouver en présence d’une de ces misérables bourgades de Palestine ou de Cœlé-Syrie que j’ai traversées au temps de ma jeunesse. Toits aplatis, un seul étage composé d’un rez-de-chaussée à niveau du sol, murailles blanchies à la chaux, chiens dormans, tas d’ordures, lumière éclatante d’une journée de printemps, silence et solitude ; sans le costume de deux ou trois femmes qui travaillent assises en plein air, l’illusion serait complète. Sont-ce des maisons que l’on a sous les yeux ; on en peut douter. Ce sont des huttes en torchis, soudées les unes aux autres et formant une ligne blanchâtre percée de trous noirs qui sont les portes et les fenêtres. Une odeur à la fois grasse et aigre plane autour de ces masures ; c’est le relent des chiffons qui se dilate à la chaleur de l’après-midi. La cité fait face au sud, d’où son nom. Elle a de l’espace devant elle, car elle est au milieu de terrains déserts ; la clôture qui l’entoure et la délimite est un treillage en bois. Malgré la saleté que lui impose le genre de ses transactions commerciales, elle ne doit pas être insalubre, car de grands courans d’air la balaient, et le soleil ne peut paraître sans la visiter. Nul autre habitant que des chiffonniers ; on vit en confiance, presque en famille ; aux maisons dont les locataires sont absens les portes restent ouvertes. Dans le monde du chiffon, la probité est une tradition de métier. Le nombre de couverts d’argent et d’objets précieux portés aux commissariats de police par tes chevaliers du crochet est incalculable. Pour ces braves gens plus que pour bien d’autres, pauvreté n’est pas vice. Ils sont bons, très secourables entre eux et se viennent mutuellement en aide, avec un dévoûment qui parfois ne ménage pas les sacrifices. On meurt peu dans ces cahutes et pour cause ; il existait jadis dans le quartier Mouffetard, aux environs de l’ancien cloître de Saint-Jean-de-Latran, une rue que l’on avait surnommée : la rue où l’on ne meurt jamais, car la vie se terminait toujours à l’hôpital.