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de sa présence. Histoire horrible. Elle a neuf ans ; dans la maison paternelle, où elle avait droit à quelque respect, on s’est ingénié à ne développer que ses instincts animaux ; on riait de sa précocité et on en abusait. Elle y prit goût, la pauvre petite, et avec l’inconscience d’une bête, elle alla sur la voie publique faire parade de tout ce qu’on lui avait enseigné. Elle fut arrêtée et traduite en police correctionnelle ; je crois qu’elle fut jugée à huis-clos. Acquittée parce qu’elle avait agi sans discernement, elle fut, aux termes de l’article 66 du code pénal, envoyée dans une maison de correction paternelle jusqu’à sa vingtième année. La religion à laquelle elle appartient lui a valu la bonne fortune d’être conduite à la retenue des dames diaconesses : elle y restera onze ans. Et le père ? J’imagine qu’il est heureux d’être débarrassé de sa fille, qui, de la sorte, ne lui coûte plus rien. La pauvrette paraissait assez gaie, car elle est encore dans l’âge de l’insouciance ; réussira-t-on à effacer toute trace des sanies où elle a été vautrée ? Je l’espère ; mais j’en serais plus certain si, interprétant la sentence du tribunal dans le sens le moins étroit, on la retirait de la division des grandes, qui est la retenue, pour la mettre dans la division des petites, qui est la disciplinaire.

Lavandières et repasseuses travaillaient sérieusement, mais je crois que la présence des dames diaconesses qui voulaient bien m’accompagner y était pour quelque chose. À les contempler attentivement, on pouvait remarquer une activité qui sentait l’effort, comme si l’on eût voulu donner bonne opinion de soi et surmonter, pour un instant, la nonchalance habituelle. C’est au mois d’avril que je fis ma visite à la maison de la rue de Reuilly, au jour même où le soleil du printemps éclata, pour la première fois de l’année, avec ardeur. Toute la nature était en effervescence, les bourgeons se gonflaient près d’éclater, la sève semblait soulever l’écorce des arbres ; pas un nuage dans le ciel ; les moineaux piallaient en sautillant de branche en branche, les pigeons se rengorgeaient et roucoulaient sur les toits ; dans les bruits confus de l’espace, dans les rayonnemens de la lumière embrasée, on croyait entendre des appels mystérieux, on croyait lire la promesse des espérances confuses. En dehors, la vie s’épanouissait dans sa splendeur juvénile ; au dedans, entre ces murs sévères, dans cette besogne brutale, sans ressource pour la pensée, le contraste était lamentable. Je me suis figuré que les poitrines étaient oppressées, que le cœur battait, ému par de lointains souvenirs, que le front avait des rougeurs subites, indice d’un regret inexprimable ou d’une révolte comprimée, et, sans le laisser soupçonner, j’ai été saisi d’une pitié infinie pour ces pauvres recluses, pour ces « jeunesses » forcloses de l’existence,