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s’adressaient à lui comme au nouvel oracle de Delphes et lui demandaient comme Pilate au Christ : « Qu’est-ce que la vérité ? » Il leur répondait à peu près : « Je l’ai dit en style sibyllin dans mes livres, qui ont paru chez Cotta ou ailleurs. Si vous avez quelque intelligence, servez-vous-en. »

Cousin, tout le premier, cherchait en vain à le faire parler : « Hegel, dites-moi la vérité ; puis j’en passerai à mon pays ce qu’il en pourra comprendre. Cela posé, parlez, parlez, mon ami ; mes oreilles et mon âme vous sont ouvertes. Si vous n’avez pas le temps de m’écrire, dictez à vos secrétaires, d’Henning, Hotho, Michelet, Gans, Forster, quelques pages allemandes en caractères latins, ou comme l’empereur Napoléon, faites rédiger votre pensée et corrigez-en la rédaction, que vous m’enverrez. » Il lui écrivait aussi, le 7 avril 1828 : « J’ai besoin, même pour ici, d’un peu de succès en Allemagne. Voyez donc, Hegel, s’il serait impossible que Proclus, Platon, Descartes ou les Fragmens obtinssent dans votre journal les honneurs d’un petit article. Devons, seigneur, ce serait trop ; mais faites écrire quelques pages là-dessus à M. Gans ou à l’excellent Hotho. » Hegel n’écrivit pas le petit article, et il ne dicta rien à l’excellent Hotho. Il répondait pourtant ; mais il n’avait garde d’expliquer à Cousin en langue vulgaire ses pensées de derrière la tête ni d’agiter avec lui aucun problème d’ontologie. Il se contentait de lui apprendre que le cours d’Auguste-Guillaume Schlegel sur les beaux-arts avait eu peu de succès parmi les dames, ou que leur amie commune, la célèbre cantatrice Mme Milder, se portait bien : « Sa belle voix, qui, il y a une année, semblait un peu souffrir, a repris tout à fait sa force et son brillant… Elle me charge de vous dire que dans le mois d’août vous la trouverez à Wiesbaden et au mois de septembre à Ems ; elle persiste à être votre bonne amie. » S’il revenait au monde, il lirait avec un plaisir extrême le petit livre que M. Jules Simon vient de consacrer à la mémoire de son maître, vrai chef-d’œuvre de respect irrévérencieux, de malice sans noirceur et de grâce féline[1]. Il dirait : « Voilà bien mon homme, et j’avais raison de me défier un peu de lui, tout en le goûtant beaucoup. »

Il devenait d’année en année et plus réservé et plus autoritaire. Il se flattait d’avoir donné une constitution définitive à la philosophie allemande ; il n’entendait pas qu’on la retouchât. Il avait cependant enseigné dans ses livres que la contradiction est le secret de la vie, le moteur caché, le ressort mystérieux qui fait aller l’univers, que les contraires engendrent fatalement les contraires, que partant rien ne demeure, que tout est dans un flux continuel, que Dieu lui-même est

  1. Les Grands Écrivains français : Victor Cousin, par M. Jules Simon. Paris, 1887 ; librairie Hachette.