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public dont je commence à sentir toute l’importance... Si l’on s’obstine à ne rien faire et à ne pourvoir à rien, nous aurons l’air d’une chouette posée sur son rameau, qui effarouche le monde par son sinistre aspect et qui s’envolera au premier jour. » Il suppliait aussi qu’on lui procurât un appariteur capable de le décharger d’une partie de ses insipides écritures où il usait ses yeux. Il n’était que médiocrement satisfait des maîtres, précipitamment recrutés, dont il avait à répondre. Il avait vu la vieille Bavière à l’université d’Altorf, où il venait de passer quelques heures et qui fut bientôt supprimée. Il y avait trouvé des professeurs coiffés d’une perruque à ailes de pigeon et à cadenette, et un jardin des plantes qui n’était qu’un potager. Mais la jeune Bavière, représentée par le gymnase de Nuremberg, ne faisait pas une figure plus brillante: « On nous annonce la visite du prince royal. Les femmes se commandent des robes de cour; nous autres, nous n’avons pas encore d’uniformes. Une partie de mon corps enseignant a l’air passablement goutteux, comme il convient à des maîtres d’école, et les habits noirs avec des gants blancs sont le costume qui nous sied le mieux, quoique en défilant nous risquions fort de ressembler beaucoup à une procession de croque-morts. »

Le pis est qu’on avait grand’peine à entrer en possession de son traitement; pour obtenir un à-compte, il fallait se remuer, négocier, parlementer, batailler. Les réclamans étaient renvoyés de Pilate à Caïphe, c’est-à-dire d’une caisse à l’autre, et toutes les caisses étaient vides : « Le mot de l’Écriture s’est accompli, les abîmes appellent les abîmes.» ii plaisantait, mais il enrageait. Ses misérables appointemens montaient à 1,000 florins; il était d’autant plus dur de ne pouvoir les toucher que le jour fixé pour son mariage approchait. « Dans deux semaines la famille de ma future arrivera à Nuremberg; tout est frotté, écuré, et le dindon des noces est à l’engrais; mais point d’argent, point de mariage, et le dindon étouffera dans sa graisse. »

Il passa quatre ans dans ce purgatoire, sans que sa santé ni sa belle humeur s’en ressentissent. Il savait pourtant ce qu’il valait. Plusieurs années auparavant, Nieihammer avait pensé lui proposer une bonne affaire en l’engageant à écrire une logique élémentaire et un catéchisme raisonné pour les écoles. Il avait décliné cette tâche, se déclarant incapable d’écrire un catéchisme et surtout un catéchisme raisonnable. « Éloignez de moi ce calice, s’écriait-il ; souvenez-vous que j’ai passé des années sur le rocher où nichent les aigles et que je suis accoutumé à respirer l’air des montagnes. » En lisant ses lettres à Niethammer, on croit voir en effet un aigle en cage; il ne peut étendre ses ailes, mais il ne se bat pas avec ses barreaux. Il est vrai que les aigles captifs ont des consolations que ne connaissent pas les moineaux et les linottes.