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Hegel, fut toute sa vie une bonne chrétienne très orthodoxe, et son mari la respectait trop pour l’inquiéter dans ses croyances. De son côté, elle aimait trop la gloire de son philosophe pour admettre qu’il y eût rien de suspect dans ses doctrines, qu’elle ne se piquait point de comprendre. Elle était fermement convaincue qu’il exprimait en d’autres mots et dans une langue particulière ses propres pensées : « Il sait, disait-elle, et je crois. » Et il est certain qu’à une certaine hauteur tous les grands cœurs se rencontrent. Quand il lui arrivait de voyager, Hegel écrivait à sa femme de longues lettres, qu’il ne prenait pas la peine de relire. Il lui racontait la cathédrale de Cologne, qui lui a inspiré une page admirable, les merveilles de l’opéra italien de Vienne, Rubini et Lablache, dont il comparait la voix « à un vin d’or et de feu, » les deux jours qu’il passa à Weimar auprès de Goethe, ses courses en compagnie de Cousin à travers ce grand Paris qui fatiguait ses jambes, et les inquiétudes que lui causait son spirituel cicérone qui, à tout ce qu’il lui proposait, répondait: « c’est convenu, » — Et changeait d’avis l’instant d’après. Mais il racontait aussi ses repas, ses couchées, ses bonnes et ses mauvaises rencontres, l’heur et le malheur de ses étapes : » A Herzberg, je me suis laissé imposer par un pasteur de village la société d’une de ses nièces, que je dois conduire à Dresde. Elle n’est pas laide, mais elle monte en graine, et elle est si insignifiante et si pétrie de politesse saxonne que je n’ai guère plus d’envie ni d’occasions de causer que si j’étais seul ; ne pense donc pas à mal au sujet de cette compagnie. Si j’étais un Anglais, j’aurais refusé tout net le paquet; mais comme on est toujours Allemand par un bout ou par l’autre, on achète chat en poche, comme disent nos Souabes, et il se trouve que j’ai fait une acquisition qui n’est pas précisément mauvaise, mais qui est fort médiocre. »

Ce qu’il y a de plus intéressant dans la correspondance intime d’un philosophe, c’est qu’il s’y montre dans son déshabillé et nous fournit l’occasion de comparer l’homme au penseur. Le premier devoir des philosophes est d’être conséquens; mais ils ne le sont pas tous. Schopenhauer, qui méprisait la vie et prêchait le nirvâna, tenait beaucoup à sa chère et méprisable personne, et il aurait fui jusqu’au bout du monde pour échapper au choléra. Un philosophe qui, comme Hegel, fait profession de croire que « tout ce qui est rationnel est réel et que tout ce qui est réel est rationnel, » est tenu de ne pas trop s’affecter des déconvenues, des contrariétés, des injustices qu’il essuie et de ne pas dire d’injures à la vie. Il s’en faisait une loi ; quand il était en délicatesse avec la destinée, il se consolait par l’ironie, et conformément à sa grande maxime, il s’accommodait des choses telles qu’elles sont, en leur demeurant supérieur.

On n’est pas parfait. Il était quelquefois bourru, et quand il se fâchait, ses yeux gris lançaient des flammes; mais il ne se fâchait pas